17 mai 1917. Je me réveille au moment où, après avoir dépassé Carthagène, nous doublons le Cap Palos



17 mai 1917

Je me réveille au moment où, après avoir dépassé Carthagène, nous doublons le Cap Palos.*

Paysage wagnérien, roches vertes, roches noires, roches rouges. Pays mort, sans végétation, sans oiseaux, sans hommes, sans rien que des roches en dents de scie.

Puis toute une montagne hérissée de hautes cheminées fumantes : on exploite là des mines de je ne sais quoi.

Un paquebot passe, bateau fantôme, sans un être humain apparent, sans drapeau, sans nom. Il glisse entre les montagnes et nous.

La base de la montagne devient bleu turquoise.

Enfin un peu de sable, une ligne mince, jaune. Le hérissement des montagnes s’atténue.

Le cap Palos avance son bras mince vers la mer, porteur de la torche d’un phare.

Des poissons volent semblables à de petits hydravions, rasant les flots.

14h30 -17/5

Nous sommes au large d’Alicante, loin de la côte. Un paquebot italien échoué sur un rocher nous signale la présence d’un sous-marin allemand à tribord. En effet, on aperçoit son capot émergé à une assez grande distance. Aussitôt les artilleurs chargent et pointent la pièce de 90 qui se trouve à l’arrière. Le bateau fait un brusque coude droit et pique sur la côte, en augmentant en vitesse. La distance de l’Abda au sous-marin est de 7.000m. On ne tire pas et l’on file. Pas de panique. Les femmes entourent la plateforme du canon, bavardant, ne songeant pas à leur ceinture. Elles se bouchent seulement les oreilles par crainte du bruit. Les marins du bord sont également très calmes et gouailleurs. Le pauvre bateau italien penche terriblement sur son bâbord, des voiliers s’en approchent et le secourent. Nous le perdons rapidement de vue, fuyant à toute vapeur. Nous hissons le pavillon rouge et signalons le danger à un gros paquebot français qui se dirige droit sur le sous-marin. Il comprend et pique vers le sud, dégageant un énorme filet de fumée noire.

Cependant nous avons atteint la côte d’Espagne qui est bien curieuse ici, jaune avec des bouquets de verdure et hérissée de montagnes calcaires. Le calme renaît dans l’âme agitée des deux comédiens, encore qu’une pâleur spectrale persiste sur leurs joues glabres.

Nous doublons le Cap jaune de Las Huertas. La petite ville de Villejoyasa avec ses hautes maisons percées de mille fenêtres et bien serrées les unes contre les autres. Une haute montagne se dresse là, altière, barbare et grise.

Une autre petite ville à hautes maisons jaunes : c’est Albir.

Même jour – 17h-

Ron ron…ron ron…ron ron, font les machines. Le long des côtes rocheuses, rouges et inabordables de la farouche Espagne nous glissons, nous glissons.

Un gros paquebot à deux cheminées, sans pavillon, peint en noir, passe entre la côte et nous. Il avance, rapide et silencieux, crachant une fumée grasse. Vraiment tous les navires que nous croisons ont un air de mystère, inquiétant et furtif, que n’avaient pas les navires rencontrés vers Gibraltar.

Puis voici Javea escaladant un immense rocher.

18h30. Alerte !

Nous venons de doubler le haut rocher du cap San Antonio. La mer est houleuse, l’air est brumeux. La sirène a sifflé une fois. Tout le monde au poste d’alerte. Les passagers de 1ère classe dans la salle à manger, munis de leur ceinture de sauvetage. Les officiers sur le pont arrière, revolver au poing. Je monte, avec le gros revolver 74 d’un sergent, ma ceinture à mon bras.

A deux milles devant nous une grosse forme noire, plate, avec une passerelle et un canon la dominant légèrement. Un sous-marin. En un clin d’œil le canon de 75 de l’avant tire quatre obus, trop courts, sur la bête d’acier. En un autre clin d’œil celle-ci plonge et disparaît, pendant qu’en un violent coup de barre l’Abda vire bord sur bord et s’enfuit vers le sud.

Nous attendons la torpille.

C’est long d’attendre une torpille. Où est le périscope ? Les yeux fouillent l’écume claire, le creux sombre des vagues. Le chef du canon de 90 de l’arrière croit l’apercevoir et convoie un obus sur son hallucination. Cela réconforte les passagers, qui, pâles et silencieux, engoncés dans leur ceinture mal ajustée, attendent maintenant devant les canots le signal d’embarquement.

Une pluie fine commence à tomber. Une passagère de deuxième classe, en grand deuil, court sur le pont glissant et tombe entraînant dans sa chute le petit garçon pâle qu’elle porte dans ses bras. Personne ne songe à la relever. Je l’aide et je ris au bébé qui me sourit dans l’ignorance où il est du danger couru. Qui saura jamais la panique intérieure de cette grande jeune femme, laide, maigre et endeuillée, isolée avec son enfant au moment solennel d’une catastrophe probable ?

Cependant nous avons piqué vers la côte. Comment nos petits canots aborderaient-ils ces hauts rochers en cas de naufrage ? La mer devient mauvaise. La côte est sauvage, inhabitée, hérissée et hargneuse. Un paysage infernal qui augmente certainement l’angoisse générale.

Le commandant d’armes du bord, le lieutenant Poujade, d’Aïn-Leuh, réunit les quelques officiers du bord. Il nous conjure de n’avoir d’yeux que pour les 600 ouvriers marocains dont est chargé le pont avant. Au signal d’embarquement, nous devons les tenir en respect à coups de revolver afin de les empêcher de se ruer sur les canots de femmes et de vieillards.

Nous dévorons l’espace, nous fendons les lames dans un beau désordre d’écume. Nous dépassons, sans aucun doute, la vitesse de douze nœuds que le sous-marin en plongée ne peut, lui, dépasser. Depuis un quart d’heure la course infernale dure et la torpille ne nous a pas atteints… La nuit vient. Déjà le feu du cap San Antonio brille dans la brume à tribord.

L’Abda décrit un demi-cercle et file maintenant vers l’est. Les conversations reprennent. Je cherche des yeux mes deux comédiens : je les vois, l’œil égaré, la lèvre blanche, agrippés de la main aux cordages de leur canot. Un vieux sous-lieutenant d’infanterie coloniale est pris de vomissements. Les garçons de cabine, les cuisiniers, les femmes de chambre, sont sur le pont, l’œil mauvais, guettant le canot destiné aux femmes.

Moi, je ne lâche pas ma valise malgré l’ordre du commandant de bord. Je ne veux pas perdre mes papiers. D’ailleurs cette valise contribue innocemment à relever le moral des passagers : le petit chien d’une vieille dame – que nous appelons Réjane- vient faire pipi sur son beau cuir fauve et ce geste fait sourire deux ou trois visages. Le calme du petit chien redonne de l’aplomb aux courages défaillants.

Une demi-heure s’est écoulée. La pluie devient abondante. La nuit s’accentue. Un cargo aperçu dans la brume du crépuscule fait demi-tour à notre avertissement et, comme nous, rebrousse chemin.

La nuit est tout à fait venue, nous gagnons la haute mer. Pas une lumière à bord, nous gagnons à tâtons nos cabines. Je sais de nombreux passagers, mal avertis des habitudes des sous-marins, qui passeront la nuit sur le pont, bien serrés dans leur ceinture de liège et transis de froid sous la pluie.

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Une réponse à 17 mai 1917. Je me réveille au moment où, après avoir dépassé Carthagène, nous doublons le Cap Palos

  1. pponsard dit :

    ah ces sous-marins allemands, rodant sur toutes les mers et océans , infligeant de très lourds dégâts, ils ont été la hantise des navigants et de leurs passagers durant toute la durée du conflit…
    L’un des pires, est commandé par un descendant de huguenot français, le kapitän von Arnault de la Perrière, les destructions infligées par ce charmant garçon se montent en milliers de vies humaines ( torpillages de navires transports de troupes, comme le Gallia en 1917…) et en centaines de milliers de tonnes envoyées par le fond, notamment en Adriatique et en méditerranée orientale…
    Considéré comme un héros national, il a repris du service au début du second conflit mondial à la demande de A.H…

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