1er février 1917. J’ai décidé de partir demain pour Meknès



1er février 1917. Aïn Leuh

Le temps n’est pas trop mauvais. J’ai décidé de partir demain pour Meknès ; de là probablement je gagnerai Casablanca où l’on dit qu’il y a un chirurgien dont les mains ne sont pas trop inhabiles.

L’horizon Zaian est mauve. La forêt de chênes verts donne à la montagne d’Aïn Leuh l’aspect moutonneux d’une chevelure de nègre, au-dessous de laquelle rient les yeux brillants de la source (Aïn= source) et les dents blanches d’une longue rangée de roches calcaires au bord de l’oued.

Dans un coin de ma chambre, 1005, muet et ténébreux, accroupi sur mon tapis en idole immobile, attend mes ordres. Cet enfant du Souss met autour de moi une atmosphère de silence. Il est, comme le chat de Baudelaire, « l’esprit familier du lieu », quand il sort de son apparente torpeur, son rêve intérieur se répand comme un nuage d’encens dans la pièce obscure où j’écris. Je le vois qui sourit subtilement et je l’entends qui murmure : « Mesiane… mesiane » Et ses doigts caressent curieusement le tussor café au lait d’une de mes chemises. Il aime les étoffes fines et le linge blanc. Il aime le velours grenat de mon képi et le cuir fauve de ma sacoche kodak. Mon manteau en loden fait la joie de ses doigts. Ce fils de Cham absorbe par le toucher la plus grande somme de jouissances. Ses mains, d’un bronze chaud, sont fines et soignées, les mains d’un homme habitué à laisser le gros œuvre des champs et des douars aux femmes de bât.

Par ailleurs, il m’est parfaitement inutile. C’est moi qui suis son ordonnance. Aussi bien, si je ne le surveillais et ne le guidais, essuierait-il mes chaussures boueuses avec mes serviettes de toilette. Jamais il n’a su allumer le feu dans un poêle : patient et obstiné dans son erreur, il gratte cinquante allumettes pour enflammer une grosse bûche humide et sourit à mes injures. 1005 m’enseigne la sagesse et me donne des leçons de vie intérieure… Mais il ferait mieux aujourd’hui de plier mon linge et mes vêtements et de ranger mes cantines.

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Une réponse à 1er février 1917. J’ai décidé de partir demain pour Meknès

  1. ponsard patrice dit :

    eh oui, nobody is perfect, même 1005 !!

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