18 janvier 1917. Le mal de France…



18 janvier 1917. Aïn Leuh

Le mal de France… qui n’a pas connu ce mal-là ne sait rien des mystérieux liens qui unissent le voyageur à son pays. C’est véritablement une amoureuse tendresse…

Ma France, ma France, comme je vous aime ce soir, ma belle France ! Sais-je pourquoi ? Est-ce parce qu’il y a cette plainte, cette mélancolique et sinistre plainte des chacals dans le bled ? Est-ce parce que la neige, si pâle sous les étoiles, me rappelle les neiges des contes bleus de mon enfance ? N’est-ce pas plutôt parce qu’un violon, sous une tente voisine, jette dans les espaces nocturnes de la rude Afrique des appels de langueur à faire défaillir le cÅ“ur même des hyènes ! Ah ! cher violon, vous chantez et ce n’est plus le sombre Moghreb qui porte mes pensées… Je m’évade… Pourquoi mon évasion m’emporte-t-elle tout de suite à Versailles ? Versailles est-il donc la synthèse de la France, de ses jardins et de son bon goût, de ses traditions et de ses élégances ? La guerre et ses horreurs réalistes m’ont-elles donc à ce point écarté du culte de la libre nature pour que l’image de la France m’apparaisse sous la forme artificielle d’un jardin géométrique avec des tapis verts, des bassins, des marches, des statues mythologiques, des tritons de bronze et des nymphes de marbre ? Oui, mille fois oui, le plus petit jardin de France avec ses parterres de géraniums, de gueules-de-loup et de corbeilles-d’argent m’enchante davantage que le grand spectacle lunaire des montagnes d’Aïn Leuh. A être franc avec moi-même, le grand émoi de mon séjour au Maroc a été jusqu’ici déterminé par les jardins de Fez où je retrouvais arrangées avec un goût exquis –le goût français – les fleurs de nos jardins. Le Maroc n’a su me prendre que par l’irrésistible séduction de l’espace et de la solitude. Comment ne pas la subir ? Quel qu’il soit le pays est beau où l’on va des lieues et des lieues, droit devant soi, au pas souple d’un cheval, sans jamais rencontrer, que de rares bergers bibliques et des cavaliers harmonieusement drapés dans de souples étoffes blanches. Le Maroc a ces charmes-là, mais si difficiles à assimiler pour une sensibilité de qualité française !

Allons, violon de mon voisin, tais-toi, ne me parle donc pas ainsi à l’oreille, charmeur… Ne sens-tu pas que tu envenimes mon mal, mon douloureux mal de France ?

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Une réponse à 18 janvier 1917. Le mal de France…

  1. patrice ponsard dit :

    Les longs sanglots des violons de l’automne bercent mon coeur d’une langueur monotone…MB aurait pu déclamer ces vers bien connus…
    Il faudra attendre juin 1944…

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