21 décembre 1916. Ce matin, de bonne heure, nous avons enterré le goumier Mohammed ben Hadj



21 décembre 1916.  M’rirt

Ce matin, de bonne heure, nous avons enterré le goumier Mohammed ben Hadj. Son corps avait été cousu par ses camarades dans un drap blanc. On le plaça sur un brancard et on le porta au cimetière qui est à deux cents mètres de la porte sud. Quatre goumiers le transportaient, d’un pas extrêmement rapide, presque en courant, comme il est d’usage au Maroc. Les deux premiers psalmodiaient : La ilaha illa Allah… Les deux seconds répondaient : Mohammed resul Allah… Et c’était très émouvant cette course vers la tombe, dans le matin mauve, et sous les yeux d’un ennemi que l’on devinait satisfait de son œuvre… Le corps fut déposé dans la tombe étroite, couché sur le côté droit, la tête tournée vers le couchant. Avec quelques planches un plafond fut formé au-dessus de lui et sur le plafond on jeta de la terre… Pendant ce temps, les mitrailleuses braquées vers la Gara et vers les sources de l’oum er Rbia, tenaient en respect les Zaian que notre groupe, isolé du poste, aurait pu attirer.

Cet après-midi, coups de canon et feux de mitrailleuses. Vers l’oum er Rbia, montant d’une vallée que l’on devine profonde et boisée au-dessous de notre plateau, des troupeaux apparurent. Le temps était très beau, un ciel sans nuages, un soleil brûlant. Au loin, les forêts étaient de velours bleu. J’ai trouvé bien grossier de tuer des chèvres et des bergers par un si beau temps, dans ce paysage biblique, aux approches de Noël… Ah ! colonisation, « que de crimes on commet en ton nom ! »

Avec ma jumelle, je fouille les pentes de la montagne. Un laboureur, en vêtements blancs, courbé sur sa charrue, un laboureur sorti d’une fresque de Maurice Denis, se meut par à-coups… On devine aux efforts de ses deux maigres chevaux que le terrain est sec, rocailleux, aride, où il ensemencera… J’entends Rossi qui commande : « à 1800m, sur le bonhomme blanc ! » Et la mitrailleuse de crachoter de la mort sur le pauvre fellâh, que l’on voit s’enfuir à toutes jambes vers un ravin proche. Les mitrailleurs ricanent : « Oh ! s’il en met l’vieux !… » Moi, je souhaite de tout mon cœur que cette belle journée ne soit pas souillée du sang de cet homme. Il disparaît bientôt derrière un pli de terrain.

Pendant ce temps, le canon tire à fusants et à percutants sur un gros troupeau dont les bêtes affolées courent en tous sens, harcelées par leurs gardiens qui galopent autour d’elles. Et peu à peu, les chèvres, les moutons, les bœufs, disparaissent et le paysage, un instant animé, redevient morne sous le soleil qui fait danser l’air et chanter les grillons.

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