19 décembre 1916. A cinq heures, un trompette du goum sonne allègrement le réveil



19 décembre 1916. Convoi de Lias à M’rirt. Combat du Tanaft

A cinq heures, un trompette du goum sonne allègrement le réveil. Je saute vivement de mon lit où la joie de pénétrer dans la terre mystérieuse des Zaian m’a tenu presque toute la nuit éveillé. Bouchaïb selle mon cheval, m’apporte un « quart » de café. J’entends le murmure du camp qui s’éveille. La lune seule nous éclaire, défense d’allumer quoi que ce soit pour ne pas donner l’éveil à l’ennemi qui a ses sentinelles un peu partout sur les sommets d’alentour. Des nuages gris courent dans un ciel de tempête, voilant la lune qui, au premier quartier, ne nous offre que de faibles lueurs.

Dans la nuit, un départ de colonne s’effectue toujours au milieu du plus grand désordre : mulets échappés, sections égarées, officiers nerveux et impatients… Chacun prend sa place comme il peut. Mes mulets sont groupés, il n’en manque pas un. Un peloton de chasseurs légers est chargé de protéger mon ambulance. Nous marchons presque en tête de colonne : cela me change agréablement des queues de colonne en France. Immédiatement derrière moi les 75 Schneider avec leurs caisses d’obus qui, ballottées au dos des mulets, font un bruit sourd de tambour dans la grande nuit silencieuse.

Nous marchons, me semble-t-il, sur une piste. Rien n’indique notre marche que les feux minuscules des cigarettes allumées. Nous traversons des oueds où j’aperçois la masse noire des lauriers-roses. Une fraîche odeur de menthe piétinée monte dans l’air frais du matin.

Une grande lueur argentée barre l’horizon à l’est et son reflet dans les oueds met des poignards brillants sur l’herbe sombre. Le jour se lève. On distingue maintenant les touffes grises des jujubiers sans feuilles. Une belle arête rocheuse, dressée en muraille à notre droite accroche quelques rayons roses de l’aurore à ses dents pointues.

Puis nous entrons dans des gorges zigzagantes, contournées, hérissées de genévriers ; terrain schisteux coupé d’innombrables petits oueds où le vert sombre des lauriers s’oppose au reflet presque nacré des schistes. Les goumiers, admirables de hardiesse, escaladent les sommets pointus d’où les sentinelles ennemies se sont enfuies pour donner l’alarme à leurs douars. Les hommes se taisent. Les Sénégalais, qui ont froid, toussent. On entend le bruit d’un sabre heurtant un rocher, le hennissement d’un cheval, le cri-cri d’un grillon. On n’entend pas de coups de feu.

Nous marchons depuis deux heures. A notre gauche le Tanoualt se dresse sévère et rocailleux. A son sommet, se découpant sur le ciel rose du levant, la fine silhouette d’un spahi dont le burnous fait dans le vent des gestes d’aile.

Enfin nous sortons des gorges du Tanoualt et nous débouchons dans une vaste plaine verte très plate au milieu d’un cirque de montagnes en forme de tables ou de selles arabes. C’est la plaine qui commande le poste de M’rirt, la plaine riche et verdoyante que les Zaian refoulés contemplent du haut de la grande table qui s’élève au sud, la Gara de M’rirt.

Nous faisons halte. Le capitaine Jacquin prend ses dispositifs de combat. Déjà à notre gauche quelques coups de feu s’échangent entre goumiers et Zaian. De ce côté la flanc-garde est renforcée par les tirailleurs marocains du capitaine Gaudard et la section de mitrailleuses de Rignon. Des cavaliers ennemis commencent à se montrer, sortant d’un peu partout, des vallons qui sont au pied de la Gara, des rochers du Tanoualt. Ils galopent à une vitesse prodigieuse, dévalant les pentes rocheuses de leurs montagnes comme des pierres roulantes. Leur manœuvre se dessine : ils cherchent à nous tourner pour couper notre arrière-garde du gros de la colonne ; il y a là en effet de quoi les tenter : le troupeau de bœufs et les bourricots des juifs. Nous repartons. L’infanterie marche à toute allure. Des chargements de mulets tombent : on ne les ramasse pas. Un des bourricots perd ses caisses de bougies : voilà du luminaire pour les douars dissidents !…

Les cavaliers sortent de tous les replis, de tous les recoins comme j’imagine que doivent sortir d’un bois de lit les punaises nocturnes lorsque la lampe du dormeur est éteinte. Ils étaient dix. Les voilà cinquante. Bientôt ils sont cent. Ils tirent follement sur nous. Leurs fusils font un gros bruit et beaucoup de fumée. Des balles tapent sourdement dans le sol détrempé. La situation devient délicate. Les Zaian sont de plus en plus nombreux, ils couvrent les mamelons verts que nous venons de franchir et menacent sérieusement notre arrière-garde. Ils sont littéralement sur nos talons, s’approchent en un élan furieux, déchargent sur nous leurs fusils, puis s’éloignent dans de magnifiques fantasias pour revenir aussitôt.

Les goumiers, les spahis ont mis pied à terre. Ils courent vers quelques rochers d’où leur tir devient plus précis que celui de l’ ennemi car je vois coup sur coup trois cavaliers Zaian jetés à bas de leur monture, alors que jusqu’à présent personne de chez nous n’est touché.

Rien cependant n’arrête la fougue de nos beaux adversaires. Nous devons nous arrêter et mettre les canons en batterie. La chose est vite faite. Les « joyeux » qui protègent mon ambulance se couchent à terre en tirailleurs à droite des canons. Plusieurs obus sont rapidement envoyés à 1.500m sur un gros de cavaliers dont plusieurs sont nettement touchés. Soudain un excellent secours nous arrive. Du haut du Taraft, au pied duquel se déroule le combat, le lieutenant Rossi embusqué là-haut avec la section de mitrailleuses de M’rirt arrose l’ennemi, tandis que nos tirailleurs, très calmes et visant bien, ouvrent des feux de salves. Les cavaliers pirouettent, s’éparpillent ; encore deux ou trois obus et les voilà disparus dans des replis de terrain et dans une casbah en ruines que le 75 atteint aussitôt.

Mais des coups de feu nous sont encore tirés sur notre gauche probablement par des fantassins Zaian qui ont pris dans les rochers la place des goumiers remontés à cheval. Un goumier est atteint. Il chancelle, se raccroche à la crinière de son cheval : il se dirige vers moi, stoïque, cramponné d’une main au pommeau de sa selle, de l’autre maintenant ses intestins qui sortent de son ventre ouvert. Pas facile de soigner des blessés quand l’ennemi vous harcèle. Tout en marchant – car nous avons repris rapidement notre marche vers M’rirt avant que des renforts arrivent à l’ennemi- je découpe à grands coups de ciseaux les cuirs et les vêtements du goumier que j’ai étendu sur une civière de bât. Je mets à nu son ventre ensanglanté. Je le panse. Le canon de M’rirt, qui tonne à son tour, fait sauter le mulet. Je fais au blessé une piqûre de caféine, tout en courant auprès du mulet qui trottine, stimulé malgré mes imprécations, par le muletier affolé.

Le poste de M’rirt apparaît enfin, tout rouge dans ses murs d’argile, bien frêle au milieu de toutes ces montagnes révoltées, mais fort, très fort, de ses canons et de ses fusils, de ces mitrailleuses et de sa T.S.F., dont la grande et fine antenne est plantée dans l’herbe verte de la plaine comme une aiguille dans du velours.

Et nous entrons dans ma nouvelle demeure, mise en émoi par le combat, tandis que du haut du Taraft Rossi continue de mitrailler l’ennemi.

Vers midi, la pluie se met à tomber. La colonne en sera favorisée pour son retour, car les cavaliers marocains n’aiment pas évoluer sur un sol glissant. Et puis Rossi, du haut de sa montagne, les tient en respect tandis que nous déjeunons. Le médecin que je viens relever, étrange bonhomme spirite et visionnaire, ne dit mot, ne boit goutte et n’avale pas une bouchée. Il est très « embêté » d’avoir à passer ce soir au pied du Taraft et dans les gorges du Tanoualt…

A 13h, la colonne me laissant à M’rirt avec la farine et les pommes de terre du convoi, se remet en marche vers Lias. Pour la protéger, le canon du poste ouvre un feu très précis sur les groupes de cavaliers que nous voyons aller et venir entre le Taraft et la Gara de M’rirt.

Et tout se passe bien, comme nous l’apprend le lieutenant Durand après avoir accompagné avec ses spahis la colonne jusqu’aux gorges du Tanoualt.

Seul, mon goumier à qui je viens de recoudre le ventre, se lamente et se désespère.

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