24 novembre 1916. De ma vie je n’ai eu aussi froid qu’à Aïn Leuh



Aïn Leuh 24 novembre 1916.

…On m’écrit de partout : « Comme je vous envie d’avoir chaud !… Ah ! votre beau pays de soleil !… »

C’est bien mal connaître le Maroc, du moins le Maroc occidental. De ma vie je n’ai eu aussi froid qu’à Aïn Leuh, pourtant peu élevé (1340m) et loin de plus de cent kilomètres des neiges du Haut-Atlas. Il pleut, il grêle, il vente (quel vent !), il neige. On se réveille, le matin, le nez violet, les pieds engourdis, les mains paralysées. Bouchaïb, mon ordonnance, gratte à la porte de ma frêle cagna d’argile, il entre, il a sa djelaba, son capuchon sur le nez, il me prévient (comme si je ne le savais pas) : « Elhâl bâred (Il fait froid)… Isebb etteldj (il tombe de la neige). » Par ma lucarne, grande comme un mouchoir de poupée et qu’un Polonais de la Légion vient de clore au moyen de quatre petits morceaux de verre, par ma lucarne j’aperçois le ciel noir, chargé de neige, et les chênes-verts de la montagne sont devenus des chênes-blancs. Isebb etteldj ! Il y a un an, Dupré, mon ordonnance d’alors, me disait, le matin en venant me réveiller : « Qu’est-ce qu’il tombe comme neige !… » C’était à Schmargult, dans les Hautes-Vosges. Et, dans la popote où nous gelions, le gros Bréhier, Laedlin et moi, nous grognions : « Ces veinards qui sont au Maroc !… »

Je suis un de ces veinards. J’ai couru toute la matinée à travers la boue du camp à la recherche d’un « brave territorial » capable de me transformer une plaque de tôle ondulée en un poêle de chauffage avec ses tuyaux. Je viens de le découvrir. Il se nomme Bernard et il vient de Toulouse. Que Dieu bénisse Bernard ! En l’espace de cinq heures, la tôle désondulée, taillée, martelée, arrondie était devenue poêle et tuyaux. Une bonne bûche de cèdre là-dedans et mon poêle chauffe et mon moral s’améliore. Quand j’ai l’onglée je n’ai plus le moral. C’est comme ça. Mais mon toit est bien fragile : il est fait de six tôles ondulées juxtaposées ; au moindre vent, elles dansent, se chevauchent et bientôt prennent leur vol vers l’oued prochain. Je fais hisser de larges dalles de schiste sur mon toit léger. Le voilà lourd. Ma maison prend de la stabilité. Ma maison ! Il faut dire qu’elle a été construite aux beaux jours par d’excellents Sénégalais qui, de leur vie, n’avaient jamais habité que des tata en roseaux. Pour faire une maison ils ont pris des pierres plates et de la terre. Ils ont mouillé la terre et l’ont baptisée mortier et la maison s’est élevée, maison de schiste pourri et d’argile tendre. Quatre cloisons la partagent en cinq pièces ; des tôles ondulées la recouvrent. Et les portes… ma foi, les portes ont été assemblées au moyen de caisses à liqueurs et à biscuits, si bien qu’on lit sur celle de Haddad (le lieutenant indigène de la 10ème compagnie) : « SA … LO… » qui sont les débris aimablement assortis d’une inscription : SAMSON… LONDON… ». Ce n’est de l’architecture ni marocaine ni sénégalaise. C’est hassani. Tout simplement. Les noirs font du reste, à contre-cœur toute chose où « y en a pas manière Sénégal ». Demandez-leur un tata, comme mon infirmerie. A la bonne heure : « y en a manière Sénégal … Y en a bon travailler. »

Dans la maison hassani logent les officiers de la 10ème compagnie : le capitaine Jourlin, s/lieutenant Fabrer, s/lieutenant Haddad et moi. Notre popote occupe la cinquième pièce, celle qui reçoit la pluie, cinglante d’ouest, et qui s’effondre une fois par semaine : dame ! l’argile des murs, sous l’action de l’eau, redevient boue !… Dans la popote il fait nuit : faute de carreaux ou de toile huilée nous avons fermé la lucarne avec un couvercle de caisse. Nous déjeunons donc à la lueur d’une bougie que le vent souffle dix fois pendant le repas. La porte, hassani comme tout le reste, ne ferme pas : une fois que nous sommes tous entrés dans la pièce nous la calfeutrons avec des vieilles couvertures et nous la barricadons contre le vent au moyen d’un gros tronc d’arbre. Le serveur prend les plats que lui passe le cuisinier par un orifice pratiqué dans le mur et fermé au moyen d’un volet, à coulisses, s’il vous plaît !

Notre serveur est un enfant de Marrakech. Il se nomme 6.100. Car au bataillon on désigne les hommes par leur matricule. Au début cela me gênait : il me semblait que je commandais à des forçats. Et puis, je m’y suis fait. Aussi ces diables de Marocains s’appellent tous Mohammed, Ali, Bouchaïb… Le cuisinier s’appelle 75. Sa cuisine est hassani, bien entendu. Mais en deux jours on a pris l’habitude de ses poulets rôtis aux carottes, de ses tagine de mouton au riz et de ses invariables boulfef. A quoi ne s’habitue-t-on pas en guerre et au Maroc ! Il faudra bien que je m’habitue, par exemple, à voir mon Bouchaïb poser chaque matin ma timbale de café à terre et mes chaussures sur ma table. Bouchaïb, grandi dans les douars, ignore l’usage des tables. Il n’a pas encore saisi le fonctionnement, poutant si simple, de mon loquet de porte ; il n’y a qu’une ficelle à tirer, extérieurement, le loquet se soulève et la porte s’ouvre : Bouchaïb, tout au souvenir de la khima paternelle, s’obstine à pousser la porte, à chercher à la soulever, à la faire glisser… Ce bout de ficelle ne lui dit rien qui vaille : ce n’est pas en tirant sur une ficelle qu’on pénètre sous une tente, et il essaie de soulever ma porte comme on soulève un pan d’étoffe. Brave Bouchaïb ! Il sourit sous mes injures quand, las de l’entendre gratter à ma porte, je saute de ma paillasse pour ouvrir : « La bâs alik ! me fait-il doucement. » Moi je hurle : « Idiot ! Brute ! Khenziz ! (sanglier !) » Et lui, gentiment, continue de me bénir : « Bazaka llahou fik. »

De quoi me plaindrai-je, en somme ? J’ai des murs, j’ai un toit. Sur le sol en terre battue de ma chambrette j’ai étalé mon tapis du Gigou. Avec une caisse (toujours des caisses !) je me suis confectionné un siège ; j’ai ma table pliante. Sur un brancard, j’ai une paillasse, des couvertures et un sac de couchage (en France, nous appelions cela un sac à puces.) Sur mes murs, blanchis à la chaux, j’ai piqué mes cartes du front et des Balkans (aïe ! Bucarest…). Je ne suis pas malheureux du tout : notre adjudant-major, le capitaine Tonnot, loge sous un marabout troué ; les officiers de la 11ème sont sous la petite tente… Brrr !Les nuits de bourrasque de neige sous la petite tente !

Par ma « fenêtre » j’aperçois le village d’Aïn Leuh dont les maisons à terrasses de terre sont comme les marches d’un vaste escalier menant à la forêt qui les domine. A mes pieds coule l’oued (dont je ne sais pas encore le nom, ô honte !). Accrochées au-dessus de l’oued, sur les pentes rousses de la montagne, (même reflexion que pour l’oued), huit khima qui sont comme des corbeaux posés sur la neige.

Et quand j’ouvre ma porte et que je penche la tête à droite je vois déferler à perte de vue les vagues bleues des montagnes du pays Zaian.

Ah ! s’il ne faisait pas si froid…

  • Facebook
  • Twitter
  • Delicious
  • LinkedIn
  • StumbleUpon
  • Add to favorites
  • Email
  • RSS
Cette entrée a été publiée dans Un Goncourt dans la Grande Guerre, avec comme mot(s)-clef(s) , . Vous pouvez la mettre en favoris avec ce permalien.

Une réponse à 24 novembre 1916. De ma vie je n’ai eu aussi froid qu’à Aïn Leuh

  1. ponsard patrice dit :

    Maurice Bedel ne nous informe pas sur le nombre de bronchiteux ou de grippés qu’il doit tenter de soigner dans son infirmerie, pratiquement sans médicament, à part l’incontournable et universelle teinture d’iode…Le remède miracle dans l’armée de Grand-Papa…

Répondre à ponsard patrice Annuler la réponse.

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>