10 novembre 1916. Je suis arrivé sans encombre à Meknès



10 novembre 1916. Meknès

Je suis arrivé sans encombre à Meknès, mais non sans fatigue : cent kilomètres dans ma journée dont 58 à cheval et le reste dans la patache automobile, « auto-ambulance » venue chercher à Ito un malade grave.

A cause des bruits alarmants qui circulent l’escadron Denis avait été renforcé ce matin par les moghrazni du poste et par deux cents partisans recueillis chez les Aït Arfa. Un vif clair de lune inondait le bled de ses clartés laiteuses quand nous partîmes à 3h ce matin. Les partisans filèrent devant nous, en avant-garde. Les spahis et les moghrazni couvrant nos flancs et nos derrières. Sur la piste poussiéreuse roule sourdement et lentement le long, l’interminable convoi. Je marche en tête auprès du capitaine Denis dont le dolman rouge prend, sous la lune, une tournure diabolique. Il gèle ferme, j’ai les pieds et les mains paralysés par le froid. Mon cheval patine sur le sol couvert de glace. Vers Ifriouska, à notre gauche, des feux brillent. Des dissidents s’y chauffent. Nous n’irons pas leur demander ce qu’ils font là. Nous glissons silencieux et invisibles, dans la nuit favorable. Les fusils sont approvisionnés. Les mousquetons sont tenus en main, la crosse sur la cuisse des cavaliers. Vers six heures, le ciel devient rose derrière la masse encore bleu sombre de l’énorme Tichkiout. Nous n’arriverons pas au Djebel Abri avant le lever du soleil. Denis prend ses dispositions de combat. Dans les clartés roses de l’aurore ses spahis rouges galopent, fouillant les buissons de genévriers et les creux des rochers. Les partisans sont déjà loin devant nous. Denis me quitte. Je reste seul avec deux moghraznis d’Azron, connaissant la piste jusqu’à la casbah d’Ougmès. Je me confie à eux et nous prenons le trot pour nous réchauffer. Le sabot des chevaux claque sec sur l’argile gelée. Nous approchons du sombre trapèze du Djebel Hebri. L’endroit est coupé de ravins, la piste décrit de longs détours, le sol devient rocheux, fait de larges dalles de calcaire jaune. A gauche, dans les taillis bas de genévriers et de chênes-verts je vois voler au vent du matin les burnous blancs et les burnous bleus des partisans. Nous sommes bien couverts. Deux ou trois coups de feu sur les pentes sud de l’Hebri. Nous avançons, fouettés par la bise. Aux chênes-verts succèdent les cèdres, mes moghraznis qui jusqu’alors se taisaient commencent à chantonner. Ca va. Marchons toujours. J’ai complètement perdu de vue l’escadron Denis et les tirailleurs de Bayrou qui, partis à minuit de Timhadit, étaient venus prendre position sur les crêtes dominant la piste. Je vais seul suivi de mes deux cavaliers bleus. Le paysage, sous le soleil qui s’y accroche maintenant de « ses doigts de rose », devient enchanteur. La montagne a des aspects de parc anglais avec ses pelouses d’herbe rousse et ses îlots de vieux cèdres. Nous avons cessé de monter. Nous devons être à 2.000m. Alors commence vers Ougmès une descente merveilleuse à travers les gros chênes-verts et les gigantesques cèdres. C’est, me dit-on, dans cette forêt que se trouvent les cèdres connus les plus gros. Je le crois aisément. Ils atteignent des dimensions que je n’avais rencontrées ni à l’Aguelman Sidi Adi, ni dans la forêt de Sidi abder hamman. La piste, après de longs détours sous ces futaies séculaires, débouche par une descente rapide dans la plaine fertile et habitée de l’oued Beht (affluent de l’oued Sebou dans lequel il se jette auprès de Khenitra après un parcours de plusieurs centaines de kilomètres). La région devient riante, autant que peut l’être une région du Maroc. Riante parce que l’oued distribue ses eaux par des segia ingénieuses à l’orge qui lève, aux casbahs que signale la pointe dorée d’un peuplier ou la tache ardente de quelques figuiers. Je laisse à droite la casbah d’Ougmès, toute rouge en son argile, à gauche Azron qu’une grosse montagne, isolée de la chaîne des forêts, me cache et je traverse la large plaine, passant les segia, m’embourbant dans les terres fraîchement arrosées des champs d’orge, soumis aux assauts bruyants des chiens des douars, aux saluts et aux bénédictions des laboureurs. Je me dirige droit vers la falaise d’Ito qui barre l’horizon de sa longue et droite ligne bleue. Je l’atteins à onze heures. Je la gravis, au souffle bruyant de mon cheval éreinté, et je trouve à midi table mise à mon intention chez l’excellent docteur Charpentier, médecin du poste. J’apprends que l’auto-ambulance est en partance et que j’éviterai ainsi de faire à cheval les 50 kilomètres qui me séparent encore de Meknès.

Ah ! ce voyage en auto-ambulance (sorte de petit car alpin) sur la piste d’El Hadjeb. Mes reins s’en souviendront ! Nous emmenions un malheureux typhique, à l’agonie…

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