24 octobre 1916. Grande fête chez le khalifat Moha ou Cherif en son douar des Aït-Hassin



24 octobre 1916.

Grande fête chez le khalifat Moha ou Cherif en son douar des Aït-Hassin. Il marie un fils. Il a fait grandement les choses, le riche Moha ou Cherif. Quatre vastes khima ont été dressées en un point éloigné des douars et de la casbah de Toumiat (également de son ressort), au bord d’une étroite et fraîche segia, devant un vaste champ de maïs propice aux fantasias. La plus belle des quatre est destinée aux invités de marque qui sont Cordier, Fablet et moi, le caïd Mimoun, les trois ou quatre khalifat des douars voisins, le fkih de notre poste, le chaoneb (maréchal des logis) de nos moghrazni, enfin le frère et les fils favoris de Moha ou Cherif. De beaux tapis sont étalés, de belles nattes framboise et bleu sont déployées, et dès notre arrivée un repas nous est servi : boulfef, mechoui de mouton, poulet au safran, mouton bouilli, couscous, selon la caïda (mode). Sous la khima voisine les chanteurs de l’aïdouz, réfugiés là pour échapper aux rayons du soleil, s’égosillent et leurs bendir déchaînent un véritable tonnerre cadencé. Ils sont nombreux ; nombreuses sont aussi leurs compagnes. Sur le désir que j’en exprime, ils sortent et viennent se ranger devant notre tente dont une des faces largement soulevée nous permet de voir le spectacle de l’aïdouz, celui de la fantasia et celui magnifique et plus majestueux du Djebel Ben Didj qui dresse comme fond de scène ses 3.000 m de rochers roses.

Les chanteurs de l’Aïdouz, serrés épaule à épaule, en demi-cercle, sans femmes intercalées, célèbrent aujourd’hui les mérites de Cordier, « dont la main ferme maintient dans la montagne le farouche Sidi Raho. » (Sidi Raho est le grand chef de guerre des Zaïan.) Ils chantent éperdûment, la voix haute, les doigts infatigables sur la peau tendue des bendir. Toum, boum, boum ! Toum, boum, boum ! Toum, boum, boum ! La foule les entoure, les presse, frémit avec eux, se balance au rythme de leurs tambourins. Les femmes venues de tous les douars, depuis ceux de Mrabtin jusqu’à ceux des douars du nord, ceux de Taalit et ceux d’Aalil, ceux des Aït ou Hassin et ceux des Aït Mohand, les femmes arrivent dans leurs cotonnades blanches raides et empesées, la tête prise dans les foulards aux tons hurlants, les jambes engaînées dans les bas Arlequin. Elles sont venues par bandes et de loin l’on dirait des premières communiantes. Les hommes arrivent tous à cheval. Un homme ne va jamais à pieds. L’arrivée des Aït Mohand est particulièrement réussie : ils sont une trentaine de cavaliers qui pointent à l’horizon. Cinquante cavaliers des Aït ou Hassin galopent à leur rencontre. Et dix minutes après, tout ce monde aux burnous blancs, aux selles rouges, vient dans une charge folle accompagnée de coups de feu s’arrêter net devant notre tente. Et toum, boum, boum ! Toum, boum, boum ! Toum, boum, boum ! Le rythme hystérique des bendir s’accélère, devient comme fièvreux… Des chevaux excités hennissent. Des chiens aboient. Mais jamais n’arrive à nos oreilles la voix des hommes ni la voix des femmes : jamais un cri, jamais une parole plus haute qu’une autre. Les gens de l’Islam n’ont d’autre cri que le cri de guerre.

L’aïdouz regagne sa khima. Sur un geste du caïd nous pénétrons avec son groupe blanc sous la tente noire et complétement fermée où s’entassent chanteurs et spectateurs. Nous nous asseyons au milieu du cercle. Les femmes ont repris leur place entre les chanteurs et se font amoureusement écraser les épaules et les hanches par leurs voisins. Elles ne chantent pas. Leurs mains vont et viennent doucement devant leurs poitrines, les pointes des doigts réunies. Il fait sous cette tente encombrée de deux cents personnes une lumière de clair de lune et une chaleur de soleil de midi. Les fronts ruissellent. Les chants deviennent plus précis dans leur demi-érotisme. Les femmes sourient, les yeux baissés, aux images voilées que lance le protagoniste et que répètent les chanteurs. Il semble que les meilleures trouvailles, et les plus raides, soient celles d’un jeune nègre qui fait volontiers le protagoniste.

Quand nous quittons la tente de l’aïdouz, le rythme des tambourins s’emmêle, devient chaotique et titubant, et, sans en comprendre le sens exact, j’entends bien que les chants deviennent carrément lascifs.

Durant ce temps les cavaliers joutent avec fureur, se poursuivent, se tirent des coups de feu dans d’invraisemblables positions : la tête en bas, la tête renversée sur la croupe de leur cheval. Sous la grande khima où nous sommes revenus nous étendre, les tasses de thé succèdent aux tasses de thé. Deux « jongleurs » de la tribu des Zemmour viennent nous donner une représentation. Armés de bendir ils disent un chant dialogué où chacun de nous est bafoué : « Le caïd ? Ha ! Ha ! le caïd ? Il n’a pas le sou… Il est mal vêtu ! Quand il reçoit, il offre à ses convives du mouton maigre et du thé sans sucre !… Le capitaine Cordier ? Son sabre est en carton ! Ha ! Ha ! En carton ! Et ses obus ? Ses obus, ils sont en bois !… Et le toubib ? Ah ! Les toubibs !… Quels empoisonneurs ! Leur jardin d’agrément est un cimetière… Ils respirent avec ivresse l’odeur des morts !… Ah ! Les toubibs !… » Et soudain les deux compères tombent en arrêt sur mon képi rouge. « …Berroût !… Hi hi hi hi ! Berroût !… Choff ! berroût !… » – « Une puce ! Regarde c’est une puce ! »- Et ils s’enfuient en se grattant leurs mollets nus, les burnous troussés jusqu’aux reins. Puis ils reviennent : l’un fait l’homme, l’autre fait la femme (le plus hideux). L’homme poursuit la femme : celle-ci fait la coquette, s’échappe, revient et finalement exécute une danse du ventre grotesque. Une autre pantomime raconte les amours d’un chien et d’une chienne et des gestes très expressifs en reproduisent les différentes phases que vous savez.

Ainsi se passe la journée, en danses, en chants, en fantasias, en pitreries. Au loin, un pauvre fellâh pousse sa ridicule charrue en bois. Et sur les rochers environnants les sentinelles montent la garde. Car s’amuser ici, cette semaine – la semaine du thalemt des Aït Abdi _ c’est un peu danser sur un volcan. D’ailleurs, au milieu de la fête, un vieux nègre, vêtu de loques, est arrivé, porteur d’un message de Moha ou Ksou. Moha ou Ksou, caïd de nos amis, se trouve actuellement au thalemt. La plupart des jeux ont alors cessé et à distance respectueuse de notre groupe et du rekkos tous les hommes sont venus s’asseoir, le visage préoccupé. Ce nègre nous apprenait que le thalemt se terminait demain soir et que les journées dangereuses pour nous comme pour les Aït Arfa seraient celles des 26, 27 et 28 octobre. Mais ce nuage passé, les chants reprirent, la fantasia se poursuivit plus furieuse encore, à grands coups de fusil, comme si ces guerriers s’entraînaient en vue d’un prochain combat.

Pour nous, nous regagnâmes le poste en longeant les bords abrupts du Guigou, à l’heure où la casbah de Querez prend la teinte vive des maïs mûrs.

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