21 octobre 1916. Que suis-je venu chercher au Maroc ? Un moi nouveau.



21 octobre 1916.

Que suis-je venu chercher au Maroc ?

Un moi nouveau.

La guerre m’a fatigué de moi-même. Mon moi m’ennuie. J’ai perdu la fraîcheur de mon âme dans les tranchées. La retrouverai-je dans le bled ? je ne pense pas que le spectacle seul du bled me la rende. Mais déjà je commence à connaître de nouveau la valeur des empreintes dont la France a marqué ma jeunesse. Le Maroc, ni son immensité déserte ne m’étonnent. Cependant me voici étonné au souvenir d’un noyer du Poitou, d’un cerisier de la Savoie, d’une gardeuse d’oies du Berry, étonné et doucement remué. Serait-ce déjà les premières atteintes du « mal du pays » ? Les arbres d’ici me sont étrangers : ces cèdres, ces thuyas ne me connaissent pas. Un peuplier de France est un ami : quand je passe il agite gentiment ses feuilles comme des mains1. Le cèdre de l’Atlas reste impassible, impénétrable : je sens qu’il resterait froid à mes avances si je lui en faisais. L’eau de l’oued me parle un langage que je ne comprends pas. Peut-être s’exprime-t-elle en chleuh ? Mais prononce-t-il des mots français le ruisseau d’Ile-de-France qui chante ? Il parle et je l’entends. Il parle, il dit ce que lui a dit la menthe en son patois de menthe, ce que lui a murmuré la libellule en son petit jargon de libellule. L’oued Guigou a des lauriers-roses et des joncs élancés, il a des grenouilles qui sont comme des émeraudes sans taches, il a aussi des lavandières et les femmes des douars baignent dans son eau glacée leurs chevilles tatouées. L’oued Guigou ne me raconte rien du laurier-rose ni des lavandières. L’oued Guigou parle et je ne l’entends pas. Les choses ont l’âme que nous leur avons donnée. Les choses qui n’ont pas une âme française me laissent indifférent.

Et savez-vous le spectacle qui m’a remué le plus depuis mon arrivée au Maroc ? c’est celui du potager du poste. Quand je reviens des douars où il m’a fallu ingurgiter mouton sur mouton, beurre rance, thé vert et couscous, la vue des plates-bandes du potager me rafraîchit le cœur et réveille ma sensibilité engourdie. J’aime ces chicorées et ces romaines bien alignées, ces choux, ces tomates et ces betteraves rouges. Le thym qui couvre le bled de ses petits buissons étalés me devient cher quand je le trouve en bordure hérissée entre un plant de radis roses et un plant de cresson alénois. Le potager se trouve auprès du gué que je traverse chaque jour. J’arrête là mon cheval, et pendant qu’il boit je regarde d’un œil humide les étroits sentiers qui séparent les plates-bandes symétriques. Alors les vers délicieux de Mme de Noailles me reviennent à la mémoire et berce ma nostalgie :

Ma France, quand on a nourri son cœur latin

Du lait de votre Gaule,

Quand on a pris sa vie en vous, comme le thym

La fougère et le saule,

Quand on a bien aimé vos forêts et vos eaux,

L’odeur de vos feuillages…

1

Bedel a glissé dans son Journal une feuille sur laquelle il a écrit : « Une feuille qui vient de France ».

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