La réception au douar : 14 octobre 1916



La réception au douar : 14 octobre

Ah ! les charmantes gens que nos ennemis, les Marocains ! Comme je l’aime, ce fkih au regard hautain qui, tantôt, considérait avec un pli de mépris au coin de la lèvre, mon inhabilité à rouler des boulettes de couscous : ma besogne était sale, la graisse se coulait entre mes doigts ; lui, comme hiératique et l’esprit perdu aux préceptes gastronomiques du Coran, roulait sa boulette comme un prêtre catholique brise l’hostie. Et un fkih, qu’est-ce ? Un homme qui sait lire et qui sait écrire. Dans le grouillement d’un douar ou d’une casbah, je devine bien vite qui est fkih, qui ne l’est point. Car celui qui sait lire garde dans ses yeux la gravité et la sagesse des versets du Coran.

Comme j’aime aussi ce khalifat, chef moral d’une douzaine de tentes, propriétaire d’un cheval, d’une femme, de quelques moutons et de quelques poules, pauvre en somme, et qui nous reçut cet après-midi sous sa khima noire avec tant d’opulence. Moha ou Hamon sachant notre désir d’acquérir des tapis nous avait invités, le capitaine Bayrou, Fablet et moi, sous sa tente où les gens des tentes voisines devaient nous apporter leurs zerbiia, leurs hannebeul, leurs telliss, qui sont autant de merveilles tissées avec la laine des moutons.

La khima de Moha ou Hamon est un peu plus vaste que les autres. Mais, tout comme les autres, elle est noire, basse, étalée au-dessus du sol comme une vaste chauve-souris qui se maintiendrait à quelque distance de la terre, les griffes seules des ailes agrippées à l’herbe. L’ensemble des tentes, le douar, se trouve à l’abri du vent et de la curiosité au bord de l’oued Guigou, à un endroit où la rivière s’est creusé un profond chemin entre deux murs de lave noire.

Sous la khima, à gauche, de beaux tapis sont étalés sur lesquels nous prenons place pour le repas qui va nous être servi. A droite se tiennent les bêtes qui sont les femmes, le cheval, quatre agnelets qui bêlent éperdument, les poules et les chiens. Au centre, la provision d’orge, entourée d’une barrière en roseaux. Un khalifat voisin, Moha ou Cherif, et le fkih du douar, ayant laissé leurs belra (babouches) au bord du tapis, sont venus s’assoir, les genoux pliés, les jambes croisées, les pieds sous le burnous, auprès du capitaine, de Fablet et de moi. Le maître de maison ne mangera pas avec nous.1 et veillera seulement pendant tout le repas à notre bien-être et à la bonne ordonnance du service. N’oublions pas que ce maître de maison n’est qu’un petit paysan sans autre bien que quelques arpents de maïs et d’orge et quelques animaux.

Un meskîn (pauvre) voisin aide au service la fille de Moha ou Hamon. Celle-ci est gentille, petite comme le sont les femmes berbères, jeune – elle peut avoir 14 ou 15 ans- Son front, son menton, ses chevilles, ses mains et ses poignets sont ornés de fins tatouages, dessins analogues à ceux que l’on retrouve sur les bandes tissées qui font le pourtour de la tente et sur les sacs merveilleux où l’on enferme l’orge. Elle va et vient, preste et gracieuse, dans la simple chemise de toile, serrée à la taille, qui l’enveloppe, entre le petit fourneau et le meskîn qui nous sert.

Le meskîn vient, avant toute chose, laver la main droite de chaque convive : il pose devant chacun de nous, et l’un après l’autre, un bassin de cuivre – le tâss- destiné à recevoir l’eau de que la boukarah (aiguière) déverse sur notre main. Ce bassin qui ressemble à nos bassines à confitures, en moindres proportions, est recouvert d’une plaque de cuivre finement trouée, de telle sorte que l’eau de lavage reste invisible. Cette cérémonie terminée, le repas commence.

Il commence bien.

Le premier plat est délicieux : ce sont les boulfef, brochettes de foie et de poumon de mouton grillées. Chaque aiguillette (qui est une tige de bois pointue) porte cinq ou six petits morceaux de foie ou de mou enveloppés dans de la graisse. Un jeune voisin, pendant que nous mangeons, s’occupe de la confection du thé : j’aime la grâce de chacun de ses mouvements. Avec la metarka –marteau spécial- il taille dans un pain de sucre de larges morceaux qu’on ne croirait jamais voir entrer dans la petite théière d’étain, où ont déjà été introduites une poignée de thé et une poignée de menthe fraîche. Auprès de lui, sur un petit fourneau de terre, à trois pieds, – la meijmara- chauffe de l’eau.

Nous buvons du thé en humant bruyamment le liquide brûlant et en poussant un « hhha ! » de satisfaction après chaque gorgée. Cela est convenable et même poli.

La fille du khalifat jette sur le tapis des galettes de blé, chaudes et fumantes, ce sont les keschra, qui jouent pendant le repas arabe le même rôle que le pain chez nous.

Le meskîn dépose alors au milieu du tapis un vaste plat creux en faïence de Fez, bleue et jaune, où du mouton bouilli nage dans une sauce : c’est un tagine (plat) quelconque. Chacun y plonge la main, cueille un morceau, tire sur un os, y trempe sa keschra. Mon voisin de droite, Moha ou Cherif, très prévenant, me dissèque lui-même des morceaux délicats qu’à pleine main il dépose dans ma main –j’omets de dire qu’il y a eu une nouvelle ablution entre les boulfef et le tagine.- Le plat, qui ferait bonne figure dans un lunch anglais, est fort bon : beurre de première qualité, condiments etc.

Nouvelle séance de thé.

Ablution des mains.

La tente se soulève par un côté et deux vieillards meskîn apparaissent portant chacun au bout d’un long bâton une épaule de mouton rôti. C’est le méchoui (le rôti). Moha ou Hamon, jusqu’alors inactif, intervient et taille à chacun de nous de larges parts, os et chair. Nous rongeons cela comme des chiens. Le fkih et Moha ou Cherif nettoient leur os sans laisser une parcelle de chair. Ils s’essuient les lèvres et la barbe avec le pan de leur burnous. Quand nos os ont été bien rongés, ils passent à un groupe silencieux qui se tient dans un coin de la khima : quatre ou cinq jeunes gens, fils du khalifat et amis de ces fils. Ils rongent, les yeux brillants de plaisir, les débris de notre festin. Et les débris de ces débris seront finalement jetés aux femmes.

Après le méchoui, thé et ablution des mains.

Une vieille place au milieu du tapis le couscous, ou mieux le taâm, qu’elle vient de confectionner. Ici naît une grosse difficulté pour un novice comme moi. De même que les Anglais jugent un homme sur sa façon d’être à table, de même les Arabes le jugent sur sa façon de manger le couscous.

Le couscous est une semoule bouillie et accommodée à la graisse, sorte de base qui est le point de départ de toutes sortes de plats. Celui qui nous est servi ne comporte que du mouton bouilli. Je me débrouille comme je peux avec mes boulettes. Il s’agit de prendre une pincée de cette semoule grasse et fuyante, de la ramasser dans le creux de la main et de la faire sauter d’un petit mouvement circulaire du poignet jusqu’à ce qu’elle forme boule. Alors elle est placée sur l’ongle du pouce et, d’une chiquenaude, envoyée dans la bouche. La main gauche ne doit pas intervenir dans toute cette cuisine. Mon voisin, Moha ou Cherif, me regarde en souriant. Le fkih me regarde avec mépris. Et par une complaisance excessive, Moha ou Cherif me roule lui-même des boulettes qu’il verse dans ma main. Pour un peu, il les enverrait directement dans ma bouche. Mais les mains de ces gens-là sont si propres et si fines qu’il n’y a pas de raison d’être dégoûté de ces amabilités.

Après le couscous et de nouvelles ablutions une longue séance de thé vient, pendant laquelle le silence n’est troublé que par les bruyantes éructions du fkih et du khalifat Moha ou Cherif, exprimant par là leur satisfaction au maître de la maison qui sourit, flatté.

Rêveur et tout à sa digestion, le khalifat, retroussant son burnous et ses voiles multiples, se gratte la cuisse, tandis que des poules viennent picorer sur le tapis merveilleux du repas les miettes des keschra.

Alors, après deux heures de mouton, de thé et de keschra, nous pûmes marchander des tapis, que les femmes allèrent chercher sous les khima du douar. J’en achetai un pour douze douros hassani (48frs) après un marchandage, facile avec ces hommes charmants et comme un peu candides, malgré leurs farouches vertus guerrières. Le capitaine Bayrou –qui a laissé un bras à Tahure en Champagne- augmente sa collection, déjà fort belle, d’une ou deux pièces précieuses. Et, lourds de nos fardeaux laineux, nous regagnâmes le poste, au pas ralenti de nos chevaux, à l’heure où les falaises du Guigou sont roses et où les troupeaux rentrent partager pour la nuit la couche des hommes sous les khima.

1

(Bedel a ajouté la note suivante : Parce que dans notre ignorance des coutumes, nous avons omis de l’inviter à partager le repas qu’il nous offre)

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