1.10.1916 J’écris ces mots sous ma tente. Je suis épuisé.



1er octobre 1916. Timhadit

J’écris ces mots sous ma tente. Je suis épuisé. Nous sommes tous épuisés. Partis ce matin à 6h d’Aïn-Leuh nous arrivons à 17h après une marche très pénible à travers une région volcanique qui serait pittoresque si nous n’y avions terriblement souffert de la soif ! La soif… Quel drame ! Quelle révolte de tout l’être. Avoir soif c’est renoncer à vivre. Notre soif a commencé dès la sortie de la forêt de cèdres d’Aïn-Leuh que nous avons traversée dans un nuage de poussière rouge. Forêt en partie détruite par les incendies, habitée par des singes qui sur notre passage s’enfuient de branches en branches. Pendant cette traversée je suis médecin de l’arrière-garde, c’est dire dans quel nuage rouge j’avance. Mon cheval gris et moi-même sommes bien vite changés en figures de pain d’épices. En deux heures les réserves d’eau des bidons sont épuisées : il faut donc renoncer à boire jusqu’à ce soir. J’ai chargé sur un mulet un tonneau de 30 litres. Je distribue cette eau aux hommes qui se couchent à terre sans vouloir avancer davantage. Sortis de la forêt nous allons suivre une large plaine bordée à droite et à gauche par des formations volcaniques et constituée elle-même par de la lave que le soleil rend brûlante aux pieds. Entre ces cailloux noirs poussent des touffes de chardons et de thym. Partout des incendies qui ajoutent leurs feux à ceux du soleil. Quand nous abordons la plaine, je deviens médecin de la flanc-garde droite constituée par un bataillon de tirailleurs algériens. Nous marchons à flanc de montagne dans un terrain très accidenté fait de ravins et de crêtes rocailleuses. Nous sommes nous-mêmes gardés par des spahis qui fouillent le terrain à notre droite. Pas un coup de feu jusqu’à Timhadit. Au milieu de la plaine marche le gros de la colonne, c’est-à-dire une troupe innombrable de mulets portant les vivres, les munitions, le matériel d’ambulance, etc., etc. Les Sénégalais l’escortent. Mes Marocains forment l’avant-garde. A partir de midi les tirailleurs de la flanc-garde tombent comme des mouches et c’est à coups de cravache qu’il faut les relever. Un des capitaines brise sa grosse canne sur le dos de l’un d’eux. Tout homme abandonné derrière la colonne est pris, supplicié et tué par les Marocains : c’est l’excuse de notre brutalité envers ces malheureux assoiffés. Partout la plaine est jonchée de malheureux qui tombent et refusent d’aller plus loin. Pas d’eau. Mon tonneau est vide… pas une pause, pas un arrêt : c’est vraiment une marche infernale et, de l’avis des officiers des tirailleurs, une des plus dures que l’on ait faites au Maroc. Je ne me doute pas de la chaleur qu’il fait mais vers midi cela devient intolérable. Malgré le cheich blanc qui m’enveloppe la tête, j’ai les lèvres en sang et le nez et les joues brûlés à vif. Nous rencontrons de vastes cratères éteints, mais la fatigue m’empêche de les apprécier. Bientôt nous dominons la vallée de l’oued Guigou dont l’eau miroite sous le soleil. Alors c’est comme une résurrection des courages : de l’eau ! de l’eau ! C’est à deux heures encore d’ici mais on voit les hommes hâter leur marche, les yeux, des yeux d’hallucinés, fixés sur ce petit serpent d’argent qui s’allonge tout là-bas. Les faces enduites de poussière rouge où la transpiration a fait des traînées plus claires, sont effrayantes à voir. Je dois avoir le même aspect ! Et malgré la proximité de l’eau, des hommes tombent, qui refusent définitivement de se relever. Ils savent qu’ici, près du poste de Timhadit, les Marocains n’oseront pas venir les prendre. Ils s’étendent, la tête à l’ombre de leur sac et vraiment la plaine semble jonchée de cadavres.

A 17h enfin nous arrivons en vue du poste de Timhadit, petite redoute piquée sur un mamelon pointu, où vit une compagnie. La colonne monte son camp dans un vaste cratère brûlant, au pied du poste.

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Une réponse à 1.10.1916 J’écris ces mots sous ma tente. Je suis épuisé.

  1. ponsard patrice dit :

    terribles et effrayantes progressions dans ces sites inhospitaliers, bien ignorées des touristes de 2016 qui se prélassent en 4×4 sur ces mêmes lieux, dans des conditions de confort que les malheureux troupiers des colonnes de 1916 n’oseraient même pas imaginer…

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