27.9.1916. Le vent secoue la toile de mon marabout



Camp d’Aïn-Leuh -27 septembre 16-

Le vent secoue la toile de mon marabout, un vent froid, sec, que la poussière rouge rend tangible. Sous une tente voisine, un Marocain accompagne sa monotone et plaintive mélopée en tapant du tam-tam sur un tambourin. D’autres Marocains s’interpellent dans leur rude langage chargé de gutturales… Une sentinelle, le regard livré aux hallucinations, fait les cent pas entre ma tente et les fils de fer barbelés qui entourent le camp. Les chiens des douars proches aboient et se signalent ainsi l’approche des chacals. Car c’est l’heure de la hyène et du chacal… la nuit, la nuit profondément noire s’étend sur l’Atlas… C’est l’heure aussi où les guerriers insoumis du Moghreb viennent assassiner nos sentinelles et voler nos fusils. Tout le jour ils ont observé le camp du haut des rochers environnants, ils en connaissent chaque tente et pour ainsi dire chaque habitant : la nuit, ils mettent à profit leurs observations du jour. Nous sommes environnés de guet-apens. Et ces Marocains qui cherchent à nous poignarder en sont empêchés par d’autres Marocains, leurs frères, par les tirailleurs dont je suis le toubib depuis hier.

Me voici donc au Maroc. De l’Alsace opulente au Maroc calciné, quel bond ! « J’en suis encore tout étourdi ». Le départ de Schiessroth, la traversée de Paris, les adieux de la Genauraie, l’embarquement à Bordeaux, tout cela file et défile dans ma mémoire avec la rapidité et les sauts brusques d’un film.

Sur le « Martinique » j’ai retrouvé un peu mon équilibre. Quatre jours de mer, cela calme les nerfs et berce l’imagination. Belle traversée sans sous-marins ni mines flottantes, avec clairs de lune et brouillards argentés, en vue des côtes d’Espagne et du Portugal, rocking-chair et farniente, mouettes et jeux d’écume.

Partis de Bordeaux dans la nuit du 10 au 11 nous arrivons en vue de Casablanca le 14 à 17h. Casablanca… Tout est gâté par une énorme grue qui travaille à la jetée du port futur. Et puis ces maisons blanches, ces minarets, derrière les hangars de l’Intendance, font un décor d’exposition universelle déjà vu au Trocadéro et à Marseille. Les civils du bord débarquent. Nous, nous resterons jusqu’au lendemain matin. Cependant la nuit tombe et tout s’améliore. Sur un fond de ciel groseille les minarets posent leurs tours carrées. A bord, un jeune officier de spahis joue du Chopin au piano. La nuit a absorbé la grue…

Le 15, à l’aurore, nous débarquons. De vastes barques, sales, puantes, où se démènent arabes, nègres et négrillons, nous recueillent pêle-mêle avec nos bagages sens dessus-dessous. Ce sont les barcasses de la côte africaine. Inhospitalière, elle n’accepte pas les paquebots : il faut, pour l’atteindre, subir le voyage en barcasse. Au quai, scène classique des petits porteurs : « Porter, Mossié !…Porter, Mossié !… » C’est un essaim d’enfants aux loques multicolores, sympathiques avec leurs dents blanches et leur souplesse de jeunes animaux habitués aux coups. Un vieil arabe les poursuit et les rosse de sa cravache. Il n’importe : cette marmaille continue de vous assaillir.

Casablanca, c’est la future Alger de l’Atlantique avec cette différence que le quartier neuf se construit en dehors de la ville arabe et sans contact avec elle. Casablanca a déjà ses grands cafés illuminés, ses tziganes, ses cinématographes, ses Nouvelles Galeries, sa haute et basse galanterie, ses hôtels modernes. Dans un terrain vague, un vieux palmier poussiéreux s’élève comme une protestation contre l’envahissement de la laideur au pays de la Beauté intacte : mais il est lamentable, caduque, abandonné, ridicule, comme le serait sur le boulevard des Italiens Monsieur de Lauzun protestant contre les autobus. Mais glissons, glissons… filons par le petit Decauville qui vous met en huit heures à Rabat. Huit heures de bleds, de palmiers nains et d’asphodèles, de poussière rouge, de longues caravanes de chameaux, de troupeaux de moutons bruns et de chèvres noires, de troupes de bourricots que chevauchent majestueusement des burnous blancs. Cent kilomètres durant lesquels mon regard avide d’orientalisme découvre péniblement quelques champs de pastèques, quelques vergers de figuiers enclos de cactus et d’aloès.

Rabat !

Quel miracle de blancheur ! C’est le Versailles du Maroc, la ville des grands seigneurs et des belles demeures. Je loge dans l’ancien palais du Ghâzi, ma chambre donne sur un adorable patio de mosaïques, royaume étroit de la fraîcheur où s’étale un énorme aloès, un aloès, enfin, qui ne soit pas en zinc.

Je ne décris pas Rabat. Je n’en ai pas les loisirs. Ni Salé, ni les rives de l’oued bou Regreb. Glissons, glissons…

Direction Meknès. Je suis affecté sur ma demande au 3ème bataillon de tirailleurs marocains qui opère dans le Moyen-Atlas. Filons le rejoindre le plus vite possible. Pour aller vite au Maroc il faut voyager en draisine. La draisine est une automobile sur rails qui dévore le bled. On tient quatre sur deux banquettes. On n’arrive pas toujours au but, les déraillements étant fréquents aux endroits les moins indiqués, virage sur un ravin, passage d’un oued. L’instrument va vite, c’est l’essentiel, à travers ce désert de feu qui sépare Rabat de Meknès. Partis de Rabat à 7h, nous sommes à Meknès à 4h du soir. Rencontré en route la harka du sultan, campée en plein bled aux abords de Meknès. C’est une ville de tentes dont celle du sultan qui se distingue des autres par sa disposition en forme de casbah carrée. Alentour des centaines de chameaux, des milliers de chevaux.

Meknès !

Ville d’argile, ville rose qui meurt, qui s’évanouit en poussière. On m’avait dit : « Meknès est entourée de jardins délicieux. » On a vite fait, au Maroc, de qualifier de « jardin » un groupe de dix oliviers poudreux, de trois figuiers et d’un palmier. Ce qu’on ne m’avait pas dit c’est que je trouverai les rues plafonnées de vignes aux lourdes grappes noires, dont les troncs sont gros comme des cuisses de portefaix nègres. A Meknès les femmes sont simplement bâillonnées d’un voile blanc qui dessine le relief de leur nez fin et de leurs lèvres. A Rabat les femmes ne montraient que la moitié d’un œil. Pas plus que Rabat, je ne décrirai Meknès. J’en aurai l’occasion plus tard, à mon retour du bled. J’ai eu cependant la rare occasion d’y voir une entrée solennelle du sultan Moulay-Youssef et d’y être présenté, avec les autres officiers de la subdivision audit sultan.

L’entrée du sultan ; une image s’éveille aussitôt en mon esprit quand je songe à ce spectacle : je me rappelle les tournées que font en ville les cirques ambulants lorsqu’à coups de grosse-caisse et de trombones à coulisses les figurants annoncent « une grrrande représentation pour le soir. » La faute en est à la musique de la garde noire du sultan qui précède ce dernier dans toutes ses entrées solennelles. Et pourtant il y avait devant la magnifique grand’porte de Meknès une admirable lumière noyant dans ses flots d’or la foule blanche des curieux, pourtant il y avait, juchée sur les terrasses des maisons d’argile, la foule également blanche des femmes aux you-you gutturaux et assourdissants. Comme à certaines pièces de nos théâtres le spectacle était dans la salle. Le sultan précédé de la garde noire à cheval apparut. Il ressemble à tous les marchands de nougat qu’il nous fut donné de voir à la fête de Neuilly ou à la fête de Saint-Cloud : gras, huileux, l’air apathique et légèrement dégoûté. Dégoûté de quoi, grands dieux ? N’a-t-il pas à sa gauche un esclave chargé de chasser les mouches à grands coups de torchon, à sa droite un autre esclave chargé d’abriter sa noble face contre les rayons du soleil sous un parasol noir et plat, fort usagé ? N’est-il pas suivi d’une bande innombrable de cavaliers, armés de longs fusils dont la plupart sont hors d’usage, rafistolés avec des ficelles, des morceaux de boîtes à sardines ? Et parmi ces cavaliers ceux qui n’ont pas de fusil ne portent-ils pas, avec un grand air de fierté, appuyé à la cuisse droite un bâton de la longueur et de la forme générale d‘un fusil ? Alors pourquoi cet air maussade, Sire ?

Nous le sûmes le surlendemain, jour où sa Majesté daigna recevoir en son palais les officiers des troupes de Meknès. En son palais !…Hum !… Ce fut un palais, mais l’est-ce encore ? En grande tenue, gantés de frais, nous arrivâmes, une cinquantaine d’officiers, devant une petite porte de terre battue, envahie par les herbes et donnant sur une courette également envahie par les herbes et par une théorie de nobles vieillards vêtus de blanc, assis tout alentour, et devisant à voix basse. Leurs voiles très fins et très blancs ne faisaient que ressortir davantage la lèpre des murs et le délabrement des armements. Nous suivîmes des couloirs entre deux haies d’esclaves aux bonnets rouges pointus et nous débouchâmes sur une étroite terrasse de mosaïque, dominant un vaste jardin abandonné de figuiers, d’orangers et de bassins sans eau. Sur cette terrasse un kiosque carré et vitré. Dans le kiosque, Sidna en personne, vautré plutôt qu’assis sur un canapé empire. Plus marchand de nougat que jamais avec son air doucement abruti et comme intimidé, il se frappe la poitrine avec sa main gauche, les doigts écartés, probablement pour nous permettre d’admirer un gros brillant qui scintille à son petit doigt. Le colonel Porymiran lui tourne un vague compliment où il s’agit d’Allah, de Meknès et de la bataille de la Somme, et qu’un interprète traduit à Moulay-Youssef qui n’écoute pas. Quand l’interprète a terminé, Sidna (on nomme ainsi par respect le sultan) Sidna sort de sa manche un papier et lit à voix basse sans regarder personne, les coudes aux genoux, une réponse qui peut être aussi bien un verset du Coran. Moulay-Youssef – c’est l’interprète qui nous le dit- se dit honoré de nous recevoir. Il ajoute que la joie inonderait son cœur si son palais était en meilleur état. Il insiste sur le délabrement où il a trouvé sa bonne ville de Meknès et demande au gouvernement de la République de remettre un peu de plâtre ici et là dans ses murs fissurés… Voilà pourquoi Moulay-Youssef avait l’avant-veille cet air triste et dégoûté en passant sous la Grand’Porte de Meknès. Cette réception m’a rempli de tristesse : j’avais assisté à la fin d’un empire. Rien est-il plus lugubre ? Le sultan avait auprès de lui un beau vieillard à lunettes d’or, son grand « vizir ». Mais quel est l’officier d’administration qui n’a pas, au Maroc, plus d’autorité que ce beau et noble vieillard ? En somme ce palais en ruines est bien le décor désirable pour cette sinistre réception des vainqueurs par le vaincu.

Enfin, après ces contacts successifs avec l’Islam, ses hommes et ses coutumes, je partis pour la guerre. Je rejoignais mon bataillon à Aïn-Leuh, sur le « front berbère ». Le trajet de Meknès à A.L.,- 85 kilomètres- se fait à cheval. Je partis le 25, à l’aurore, avec les médecins aide-major Guggenbühl, du 2ème régiment étranger, et Darmezin qui, venant de France, comme moi, gagnait le poste de Lias. De Meknès à El-Hadjeb, c’est la plaine monotone couverte de palmiers nains et de chardons secs. On suit la piste, il n’y a point d’autre route. Une piste est une collection de sentiers parallèles les uns aux autres qui à force de s’élargir finissent par joindre leurs côtés et par constituer un fleuve de poussière rouge. A vingt kilomètres on devine une caravane ou une cavalerie à la colonne de poussière qu’elle élève vers le ciel. Nous nous dirigions vers une ligne de montagnes bleuâtres qui semblaient reculer à mesure que notre désir croissait de les atteindre. Enfin, après cinq heures de trajet nous abordions les premières pentes de l’Atlas à El-Hadjeb où le médecin de l’infirmerie indigène nous offrit l’hospitalité, du vin frais, du poulet, des figues et du raisin. A 1h nous repartions sous un soleil qui semblait tomber d’un arrosoir de « liquides enflammés ». Nous cuisions littéralement et il me semblait que mes joues devaient lentement se dorer et se racornir comme la peau d’une volaille au feu de la broche. Nos pauvres chevaux tenaient solidement l’assaut du soleil, de la poussière et des mouches et à 4h1/2 nous arrivions au terme de notre première étape, au poste d’Ito, sorte de petite forteresse piquée au rebord d’un plateau dominant la mer déferlante des sommets de l’Atlas. Ito est à 1600m d’altitude. Il y souffle une bise glaciale. On nous y offre une chambrette et un brancard et nous dormons comme des bienheureux.

Le lendemain matin à 5h, dans la nuit froide, nous repartons. Il s’agit d’atteindre Aïn-Leuh, à 30km, dans la matinée. Un convoi nous précède, il faut profiter de la cavalerie qui l’accompagne et le protège. Nous ne sommes plus en pays soumis. La région se prête d’ailleurs admirablement aux coups de main : c’est un enchevêtrement de gorges, dans un terrain schisteux et volcanique. Nous coupons au court par une vallée assez large où coule un oued utilisé par les fellahs pour l’irrigation de leurs champs d’orge et de maïs. Bien qu’éloignés du convoi nous ne faisons point de mauvaises rencontres. Nous n’eûmes qu’un moment de légère inquiétude. Au détour d’un ravin, nous vîmes descendre de la montagne au grand galop de leurs petits chevaux une trentaine de cavaliers qui piquaient droit sur nous… Hum ? Que nous veulent-ils ? Nous sommes encore à 5 ou 6km du camp. Personne ne peut nous voir ni nous porter secours. En un clin d’œil toutes ces pensées désagréables nous passent dans la tête… Mais les cavaliers, des têtes de brigands, se rangent en ligne à droite du sentier tandis qu’un grand bel homme noir et barbu qui semble leur chef se place à gauche et nous salue d’un large geste et d’un sourire de loup… Il s’agit d’un groupe de partisans, ralliés à la France : notre passage leur a été signalé. Ils accourent pour nous assurer de leur loyauté, assurance dont nous nous serions passés…

A 10h nous sommes en vue du camp d’Aïn-Leuh. C’est un village, que dis-je ? une ville de tentes-marabouts de l’effet le plus curieux. On dirait qu’un esprit facétieux a voulu reproduire en miniature sur ce plateau et sur ses pentes une chaîne de l’Atlas avec ses innombrables sommets pointus. Là vivent plus de 4.000 hommes : tirailleurs marocains, sénégalais, algériens, tunisiens, légion étrangère, bataillons d’Afrique, goumiers, spahis, artilleurs… C’est un grouillement invraisemblable d’Africains et d’Européens où l’Allemand de la Légion coudoie le Nègre du Sénégal ; des chevaux, des mulets, des chameaux, des piles énormes de sacs de blé, de balles d’avoine, de cubes de paille, des baraques où des Grecs, des Espagnols, des Arabes vendent du tabac, de l’alcool, des chaussettes, du chocolat, des glaces à main, du beurre rance, du savon de Marseille strié de bleu. Tel est le camp d’une colonne mobile au Maroc. Comme je vais y vivre longtemps j’aurai l’occasion de le décrire plus en détail. Pour le moment je m’installe sous la tente-marabout qui m’est affectée, installation toute provisoire, car nous partons le 1er octobre en colonne.

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