8 juillet 1916. Je déjeune avec Passerat dans sa tranchée de l’Altmatt.



8 juillet 1916.

Je déjeune avec Passerat dans sa tranchée de l’Altmatt. Il fait chaud. Dans les boyaux, on étouffe. Il semble que les jambes avancent dans une rivière d’eau tiède. Le rapide agent de liaison file, son casque à la main, le front rouge et mouillé, le souffle bruyant. Le veilleur, à son créneau, s’endormirait si le conseil de guerre ne le guettait. Il ne regarde rien par la fente étroite que bouche, en partie, une grosse pierre. Il la connaît tant et tant cette feuille morte qui se balance au premier plan de son horizon limité. A droite de la feuille morte il y a du barbelé, jeté là à la hâte par-dessus le parapet. A travers le barbelé le veilleur aperçoit toujours la même prairie où les fleurs se renouvellent mais où restent identiques à eux-mêmes les cadavres de ses camarades. Il fait chaud, très chaud. Et l’air porte lourdement jusqu’à la sape, où nous mangeons, des vapeurs de mort. La sape : on avance pendant 3m dans l’obscurité, sur des planches qui font floc-floc à chaque pas dans la boue liquide. On tourne à gauche vers une lueur vacillante : une bougie, une bougie plantée entre quatre clous sur une planchette. La bougie est sur une table étroite et boiteuse. Sur la table des journaux, l’Echo de Paris, la Vie Parisienne, le Bulletin des Armées, des boîtes jaunes de kodak, des pellicules et du papier à photographie, un encrier, un pistolet lance-fusées, une boîte de foie gras mi-ouverte, une boîte de tabac Navy-Cut. Deux escabeaux que l’on trouve en les heurtant du pied dans l’obscurité. Dans l’autre coin une couchette de paille à 1m du sol, faite de quelques planches dont l’une porte en grandes lettres : …AMPAGNE MERCIER. Là, dans ce trou humide, sous deux mètres de terre et de rondins vit un fin et spirituel parisien, habitué du Théâtre-Français et de chez Prunier. Nous nous serrons devant la table. L’ordonnance dans des gestes étroits et gênés nous dresse le couvert : deux assiettes d’aluminium, deux quarts, deux fourchettes. Nous mangeons des œufs durs assaisonnés de sel, nous terminons le foie gras, puis vient un beefsteak de « Montevideo » (de frigorifié, quoi !) mal cuit sur un réchaud de charbon de bois. Avec quelques noisettes, le déjeuner est terminé. J’ai apporté un « coktail » (sic), mélange de mirabelle et de Bénédictine, qui aide à digérer ce festin et qui nous fait dire avec presque de la conviction : « Au fond ça marche bien sur la Somme… Pourquoi ne serions-nous pas rentrés à Paris pour le printemps prochain ?… »

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