23 janvier 1916. Le Président de la République est venu ce matin



23 janvier 1916.

Le Président de la République, accompagné de Deschanel, d’Antonin Dubost, des généraux de Villaret et de Pouydraguin est venu ce matin à la Schlucht passer en revue la compagnie de skieurs, les skieurs norvégiens et nos chiens.

Le brouillard est épais. Sur le terre-plein à droite de la douane française les skieurs, vêtus de blanc comme des marmitons, se sont rangés par demi-sections. A leur gauche les skieurs norvégiens attelés par deux à leurs brancards-traîneaux. Face à eux, derrière l’hôtel Français, les teams de chiens. Je me tiens devant un team avec le capitaine Moufflet. Un cinématographe est là, bien entendu. Nous avons les pieds gelés. Les skieurs, qui ne peuvent battre la semelle, sautent sur place sur leurs skis. Les chiens hurlent dans un vacarme de Jardin d’acclimatation…

A 9h30, les autos débouchent dans le brouillard, venant du Collet. Dans la première le général de Pouydraguin. Dans la seconde, une limousine cannelée blanc et noir, Raymond Poincaré, Antonin Dubost et le général de Villaret. Dans la troisième, Paul Deschanel et le général Duparge.

Le Président en casquette plate, mac-farlane et liggins1 descend, suivi de Dubost en casquette de marchand de peaux de lapins, foulard blanc, paletot noir et pantalon long relevé sur les pieds, et de Villaret arrogant. Le commandant Florence salue de l’épée et accompagne Poincaré qui passe rapidement devant les skieurs en faisant le salut militaire à la russe, tandis que les quatre clairons des chasseurs-marmitons s’égosillent à sonner « aux champs ». Deschanel en chapeau melon, (oui, Monsieur, en chapeau melon), paletot noir et leggins (sic) noirs, suit avec le père Dubost qui regarde non les troupes mais le bout de ses souliers.

Le Président passe devant nos braves toutous, devenus silencieux et sages, demande des tuyaux sur leur utilité au général de Villaret, et daigne nous adresser un sourire au capitaine Moufflet et à moi en nous saluant à la russe. Il s’est empâté notre Raymond Poincaré et son nez est plus rouge que jamais, quant au « beau » Deschanel il regarde ma croix de guerre et quand il a constaté qu’elle porte deux palmes il m’adresse un petit sourire accompagné d’un petit coup de chapeau (de chapeau melon !)

Pendant ce temps, le cinéma tourne, tourne…

Au bout de cinq minutes, tout le monde remonte en auto et en avant pour l’Altenberg d’où le cortège, renonçant à attendre que le brouillard se lève, revient bientôt.

Telle est une revue sur le front passée par le Chef de l’Etat sous la 3ème république…

L’après-midi, le soleil s’est levé et j’ai passé une heure agréable dans les ruines de l’hôtel de l’Altenberg d’où l’on domine le Reichackerkopf, Stosswihr, le Schratzmoenell et le Linge. L’ennemi bombarde le tournant de la route au-dessous de l’hôtel et des éclats viennent en ronflant frapper les ferrailles de la véranda. Nous, nous bombardons Munster où s’élève une haute colonne de fumée. Les tranchées sont calmes. Une mitrailleuse ploplote au Reichacker. C’est dimanche : on entend dans le fond de Gaschney, la fanfare des chasseurs qui donne son concert dominical. Et le soleil, se libérant enfin totalement du brouillard, entre à flots par une énorme déchirure dans la salle à manger remplie de neige de l’hôtel.

Vraiment, c’est à n’y rien comprendre, c’est à se frotter les yeux et se demander vingt fois par heure si l’on rêve. Cette salle à manger d’hôtel avec ses murs éventrés, son plafond écroulé, son marbre de cheminée intact, avec les débris de ses meubles couverts de neige ; ces obus énormes qui semblent, sinistres bûcherons, abattre un à un les vieux sapins de l’Altenberg ; ces autres obus qui s’abattent sur les ruines de Stosswihr, acharnés sur elles comme l’assassin sur le corps de sa victime ; tout ce vacarme d’enfer, ces sifflements, ces monstrueux chants aériens, ces explosions déchirantes, ce ronflement des éclats d’acier, leur tambourinade sur les plaques de zinc des murs de l’hôtel… Et dans ce décor de tremblement de terre et dans ce tonnerre d’éruption volcanique, soudain les accents de La Marche Lorraine ! Est-ce donc la fête du village à Ampfersbach ? La fanfare municipale s’est-elle réunie sur la place par ce beau dimanche de soleil ?…

C’est à se frotter les yeux jusqu’à l’ophtalmie…

1

Probablement, Bedel a-t-il voulu écrire «  leggings » : jambières de cuir ou de forte toile.

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Une réponse à 23 janvier 1916. Le Président de la République est venu ce matin

  1. Ces visites du Président de la République  » En tenue de chauffeur de taxi » devaient avoir lieu dans des secteurs pas très dangereux – Plus tard CLEMENCEAU effectuera des visites dans des tenues mieux adaptées et prendra plus de risques.

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