18 décembre 1915. Le général de Berckheim me demande de l’accompagner à Metzeral



18 décembre 1915.

Le général de Berckheim me demande de l’accompagner à Metzeral où il va inspecter les batteries avancées de 120, de 75 et de 95, qui se dissimulent le long de la Fecht, sur les pentes de l’Anlass et dans les ruines de Steinabrück.

Nous gagnons la vallée de la Fecht par le Hohneck, Schiessroth, le Schiessrothweiher, les pentes du Sillaker-kopf et les gorges de la Wurmsa. Il fait doux et nuageux. Il n’y a plus de neige à partir du Schiessrothweiher. Le général, d’une souplesse de jeune homme, dégringole les pentes « à la ramasse », saute les obstacles, et appuyé sur son long bâton dévale dans les raccourcis entraînant derrière lui un torrent de cailloux. Nous arrivons ainsi aux batteries de la Wurmsa, au pied du Sillacker-kopf. Là, se dissimulent sous des roches et rondins des 120 au long museau. Là aussi commence le marmitage qui ne cessera de nous harceler jusqu’aux premières ruines de Metzeral. Derrière de vastes écrans en branches de sapins qui se balancent au-dessus de la route, suspendus aux noyers de la bordure, des « civils », enfants, estropiés et vieillards de la vallée, ignorant tout de notre langue, travaillent, sous les obus, à la réfection de la chaussée défoncée. Spectacle pitoyable. Ils sont fréquemment atteints, il y a eu parmi eux des blessés, des morts. Il faut bien vivre…

Nous les dépassons et face aux tranchées allemandes de l’Ilienkopf, nous avançons en terrain découvert sur un chemin creusé d’entonnoirs tout frais, semé de débris d’uniformes, de boutéhons et de bidons déchiquetés, rouge, ici de vin, là de sang. Le général distrait et bavard ne voit pas le danger et m’explique l’impossibilité de percer le front allemand. Au moment où nous arrivons aux ruines de Steinabrück une marmite passe au-dessus de nous en jet de vapeur et vient percuter juste au petit pont où, deux minutes auparavant, le général, la main sur mon épaule, m’expliquait : « Comment voulez-vous, mon petit ami, que nous réussissions en 1916 une offensive qui a échoué en 1914 et en 1915, avec de bonnes troupes… – Mais, mon général, nous avons, depuis, appris le rôle de l’artillerie dans la préparation… » Etc. Etc. Et pendant ce temps-là l’observateur boche de l’Ilienkopf nous lorgnait et téléphonait à sa batterie des chiffres qui auraient dû nous envoyer au royaume des ombres. Ah ! les bavards en première ligne !

Steinabrück est un monceau de ruines, et les ruines les plus lamentables que je connaisse : les ruines d’usines. Il y avait là une filature… Il reste un tas de poutres tordues et de machines disloquées d’où s’échappe une affreuse odeur de cadavres. Devant ces ruines un chasseur en sentinelle. C’est un gosse dont le casque est troué et défoncé, la pèlerine boueuse. A l’instant même où il nous présente les armes une marmite frappe un des murs de la maison devant laquelle il est. Il ne sourcille même pas.*

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Des balles viennent claquer sur ces ruines, faisant dans les plâtres un petit trou de plus. Nous franchissons la Fecht sur les vestiges d’un pont de rondins.

Un petit cimetière. Une tombe fraîche. Un chasseur, à genoux, creuse de son couteau la terre du monticule et y place une douille d’obus contenant – en guise de fleurs- une ou deux branches de sapin. Les obus continuent de tomber sur les décombres de Steinabrück. Leur souffle formidable rase nos bérets. Cinquante mètres derrière nous ils s’acharnent… sur rien. Quel vacarme dans la vallée sonore ! Quelle fumée ! Elle s’étend en un voile bleuâtre au-dessus de la Fecht, habituée à de plus doux brouillards.

Nous sommes au pays des marmites. A la lisière de Metzeral pas un pouce de terrain qui ne soit bouleversé. Pas un arbre qui ne soit ou tranché ou ébranché. Des sapins énormes sont sectionnés à un mètre du sol. Jeux de géants.

Je n’ai jamais vu des batteries lourdes aussi près de la ligne de feu. Les 120 de l’artillerie coloniale sont au pied de la cote 700 à quinze-cents mètres de la tranchée française. Des balles viennent claquer contre des arbres au milieu desquels les grosses pièces se dissimulent. Paysage de boue, de désolation, de misère et de cadavres. Me voilà revenu aux temps des tranchées de première ligne, aux temps de Berry, des Hurlus, des Eparges. Dans ce paysage de mort, je me sens revivre. L’odeur écoeurante de la poudre… je l’aspire à pleins poumons. La nostalgie de l’infanterie me reprend… Ah ! avoir un poste de secours dans une cave de Metzeral ! Une cave qui sentirait la pomme de terre moisie, la crotte de rat et le sang frais. Envelopper de linges blancs de pauvres loques sanglantes et gémissantes… Gagner à quatre pattes, sous les balles, la cave de la popote où je mangerais de si grand appétit du singe assaisonné d’oignon…

Mais non, l’artillerie me tient. Je suis artilleur. Je suis devenu spectateur. Spectateur avec le droit de pénétrer sur la scène. Aujourd’hui je suis sur la scène. Metzeral ! Metzeral ! Quel drame ! Quels acteurs ! Quel décor ! Décor splendide en haut, si misérable en bas. En haut les belles montagnes, les pures forêts bleues, les champs de neige immaculés. En bas, la pourriture, la ruine, la puanteur, traversées par une rivière où l’on devait pêcher de si bonnes truites…

Le général inspecte, fouille les ténèbres des abris à munitions, des abris à personnel, de son œil au sourcil froncé. Assis sur un arbre brisé j’écoute bourdonner autour de moi le vrombissement des éclats d’obus. A Schmargult, les obus n’ont pas une chanson aussi magnifique. Leur explosion domine les vallées sans en ébranler les flancs. A Metzeral on croirait que chaque obus en éclatant déchire largement les flancs déjà si meurtris de l’Alkmatt, de l’Ilienkopf et du Sillackerkopf[…]

… Au déclin du jour, quand nous franchissons le Hohneck, le général de Villaret, suivi d’un groupe brillant, descend d’une motrice pavoisée de drapeaux et vient inaugurer le câble aérien de Retournemer au Schiessrothweiher. Tant d’officiers à la mine joviale et fleurie si près de la misère atroce de Metzeral !… Le général de Berckheim veut me présenter au général de Villaret, sous lequel j’ai servi naguère… Je refuse… Un autre jour… mes oreilles sont trop pleines de la chanson des balles allemandes… Je veux conserver précieusement leur doux et plaintif bourdonnement[…]

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Une réponse à 18 décembre 1915. Le général de Berckheim me demande de l’accompagner à Metzeral

  1. pponsard dit :

    « A Metzeral, des civils, enfants, estropiés et vieillards de la vallée, ignorant tout de notre langue , travaillent sous les obus, à la réfection de la chaussée défoncée…Spectacle pitoyable. Ils sont fréquemment atteints, il y a parmi eux des blessés, des morts. Il faut bien vivre ?  »
    N’est-il pas regrettable de voir comment les autorités militaires françaises employaient sous la contrainte des civils de la vallée, déjà fortement éprouvés, à des travaux de force très dangereux ?
    Des travaux d’esclaves exigés d’une population dans un état de santé déficient, soit par l’âge soit suite à des blessures…
    Et l’on s’est étonné par la suite des poussée irrédentiste de l’Alsace  » libérée » ? Ne cherchons pas plus loin les causes
    de ces mouvements d’indépendance…
    Bien sûr en 1915 les Alsaciens étaient Allemands, et l’on pouvait les considérer comme ennemis , toutefois dans la perspective toujours affirmée de voir revenir l’Alsace et la Lorraine dans le
    giron de la France, ce genre d’exactions et de fautes psychologiques auraient dû être absolument évitées…
    Apparemment, cela n’a guère choqué Maurice Bedel, tout à son exaltation belliqueuse…

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