23 octobre 1915. Schmargult
Oui, c’est bien vrai, Boulanger est tué.
Voilà, on apprend cela, un beau matin d’automne, sur la montagne poudrée de gelée blanche… Boulanger est tué. Tuée sa jolie sensibilité d’artiste, tué son courage élégant, ce courage qui nous fait aller à la mort la cigarette aux lèvres et la canne à la main. Un grondement de révolte bourdonne dans mon cœur. Tous les meilleurs de mon régiment –et c’étaient les meilleurs parmi les meilleurs- sont tombés les uns après les autres, les bras en croix, les yeux révulsés, dans la boue de Champagne, dans la boue des Eparges, dans la boue de Lorette. Dufour, Scheurer, Magnonnaud, Cobigo, Cordonnier, Boulanger… Quelle élite ! Les liens du cœur m’attachaient à chacun d’eux. Quels déchirements successifs ! Ah ! mes pauvres chers amis !
J’étouffe dans cette atmosphère de mort où je vis depuis quinze mois. Quinze mois de charnier, de gaz puants, d’obus, de tonnerre, de boue, de sang… Aujourd’hui, dans cet admirable site, j’étouffe. Il fait un temps radieux, la gelée blanche habille la montagne d’un voile innocent de première communiante. On se sent l’âme légère, candide, céleste. On voudrait croire à la Bonté, à la Beauté, à la Charité universelles. On voudrait lire et relire le Discours sur la Montagne1, clamer les divines paroles : Heureux les pacifiques parce qu’ils seront appelés les fils de Dieu ! On voudrait se jeter à genoux, adorer le soleil, l’azur, la cascade, le petit oiseau, la prairie… On a du lyrisme plein le cœur, un lyrisme de jeune fille, de séminariste et de vieux botaniste. On est François d’Assise, on est La Fontaine, on est Mozart, on est Henri Fabre2…On est l’ami des choses, le protecteur de la fourmi contre le passereau, de la rose contre le froid meurtrier, on veut le bien de tout et de tous, on ne voudrait ternir la pureté du ciel d’aucune parole grossière, d’aucun geste brutal… On est noyé dans l’azur de toutes ces pensées… Et soudain : « Toc toc !… – Entrez !…- Venez-vous, mon cher Bedel, on va marmiter des travailleurs boches du côté du Reichacker… Ah ! les cochons ! On va leur flanquer une de ces danses ! Venez voir ça ! » C’est Spitzmuller qui me rappelle à la sanglante réalité.
Nous allons tuer, en riant, des Dufour, des Cobigo, des Cordonnier, des Boulanger…*[…]