16 octobre 1915. Pendant la nuit, violent combat sur le Schratzmaenell-Linge.



16 octobre 1915. Schmargult

Pendant la nuit, violent combat sur le Schratzmaenell-Linge. Fusillade, mitraillade, crapouillotade, canonnade. Ah ! la joie et la fierté de mes petits « classe-16 ». Il a fallu qu’ils quittent leur paillasse et dans la nuit glaciale qu’ils regardent la bataille, la première qu’ils voyaient. Déjà dans la journée ils étaient – c’est leur expression – allés vraiment sur le front en entourant les 95 qui tiraient. Entendre des coups de canon à dix mètres, voir partir de vrais obus, des obus qui donnent la mort, qui tuent des Boches, quelle fête !

Cet après-midi canonnade d’une violence extraordinaire sur avions français et ennemis. Pas un, bien entendu, n’a été abattu ni d’un côté, ni de l’autre. Sur l’Hilsenfirst, grosses marmites. Grosses marmites également sur le Linge et sur Munster.

Toute la journée, la blanche chaîne des Alpes assiste à ce carnage féroce. Jamais les Alpes ne m’ont paru plus blanches. Jamais l’âme humaine ne m’a paru plus noire.

Je rencontre ici des silhouettes familières. Enveloppé dans ce grand manteau, grelottant sous la bise des sommets, je reconnais un jeune capitaine du 170, Téchenay. Il a la mine pâle, les yeux creux et son accent de Marseille a lui-même quelque chose de languissant : « Quelle blessure ? – Oh ! pas blessé à proprement parler. Enterré par une marmite à Notre-Dame-de-Lorette. Depuis ce jour… Ah ! depuis ce jour, mon cher Docteur, j’ai les reins brisés, je ne puis plus marcher, ni respirer, ni manger, ni parler, ni… ni… ni… » Oui, oui, je vois ce que c’est… obusite chronique… La plupart des officiers évacués, de ceux qui font la guerre depuis près de quinze mois, n’ont plus le goût du combat. Ils sont las. Et puis vraiment, ils en trop vu mourir… Tous leurs amis, les uns après les autres… Après Lorette il en restait quatre, cinq… Après Tahure, qui reste-t-il ? Je crois que les officiers de la première heure, du moins ceux des corps d’attaque, ne sont plus d’une grande ressource au front. A part Cordonnier et Hartmann, fougueux, jeunes, ardents, ambitieux, quels sont ceux qui, après blessure, évacuation et convalescence, sont revenus gaîment au régiment ? Je vois Roederer… Je ne vois que lui. Mais Roederer est au-dessus des autres hommes. A Epinal, comme ici, je ne vois que mines longues, airs lamentables, dos voûtés, comme j’en voyais dans les hôpitaux, jadis, aux ouvriers accidentés du travail… qui rêvaient de ne plus jamais travailler. Je crois que, seuls, les officiers élevés dans les idées de devoir, de désintéressement, de dévouement dès leur enfance, peuvent résister à cette « obusite chronique ». Je crois aussi que beaucoup sont braves par élégance. C’est très français. Et qui donc est très français sinon ceux qui ont toujours pratiqué, avec le culte de la patrie, l’amour des belles formes, des beaux gestes et des belles paroles. Sur le front – je veux dire sous les balles- on ne voit ni juifs, ni rastas, ni financiers, ni gros industriels, ni rien de ce qui vit sans idéal, sans générosité, sans élégance. En somme, la guerre aura été faite par les socialistes, par les catholiques et par quelques rares « modérés ».

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