12 mars 1915. Ah ! L’épouvantable cloaque !



12 mars 1915. Laval-sur-Tourbe

… Sur Tourbe ! Et comment !…

Ah ! L’épouvantable cloaque !

Imaginez du fumier liquéfié. Sur cette liqueur des loques rouges, des loques bleues, des pains, de la viande, des bouteilles… On enfonce là-dedans jusqu’au-dessus des chevilles. Dans ce hangar, où gisait déjà le cadavre éparpillé d’un cheval, une énorme flaque de sang mêlée à de la paille et à des débris d’uniforme, éparses alentours, des cartes à jouer sanglantes… Six hommes et trois chevaux tués là hier. Laval-sur –Tourbe reçoit, la nuit, des 210.

Nous mangeons sur une planche grasse dans une pièce immonde où s’éventrent des matelas, où pourrit de la viande abandonnée… Dans un coin, de la paille, maintenue par des poignées de baïonnettes fichées dans le sol.

Dans la boue de la rue un va-et-vient, un enchevêtrement d’hommes, de canons, de prisonniers boueux, de chevaux apocalyptiques, d’autos… Des prisonniers arrivent en groupes épais conduits par des hommes crayeux. Ils sont calmes, heureux d’en avoir fini. L’un d’eux, l’œil crevé d’un coup de baïonnette, est d’une superbe dignité. Ce sont des Prussiens, la plupart jeunes.

Un prisonnier rose, propret sous sa casquette à visière brillante, est entouré comme une bête curieuse. C’est un lieutenant de réserve qui répond avec volubilité aux questions qu’on lui pose. On lui apporte à manger une boîte de « singe »1 et du biscuit. Nous ajoutons des cigarettes à ce menu et nous remplaçons le biscuit par du pain.

Notre régiment frère, le 174ème, attaque depuis ce matin au nord de Perthes. Les premiers blessés arrivent. Ca marche. Mais on y laisse des plumes. Ces hommes couverts de craie et de sang qui reviennent un à un du feu, les uns à pieds, les autres juchés sur des caissons, dans des tombereaux, nous apportent de mauvaises nouvelles de nos camarades. Le vieux commandant Sabattier serait tué. Tué le lieutenant Moreau, grièvement blessé le lieutenant Lippmann, tué le lieutenant Pansard. Comme, seul, le bataillon Sabattier a été engagé ce matin, voilà qui promet. Du fil à retordre quand on arrive sur la tranchée ennemie : elle est remplie d’un véritable troupeau, toutes baïonnettes hérissées impossibilité de sauter dedans. Absence de grenades à mains… Beaucoup de marmites…

1

En argot militaire : bœuf en conserve.

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Une réponse à 12 mars 1915. Ah ! L’épouvantable cloaque !

  1. p.ponsard dit :

    une véritable description à la Jérôme Bosch…Quel endroit atroce, on ne doit avoir qu’une envie, le quitter au plus vite !!

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