31 janvier 1915 : que me reste-t-il encore à voir ? Rien de beau assurément



Le dimanche 31 janvier 1915
Je suis de garde toute la journée jusqu’à 17 h. Il passe le soir trois Allemands qui ont été fait prisonniers dans l’Argonne.


Le dimanche 31 janvier 1915 – 16 heures
Mon cher père,

Vendredi dernier, en arrivant ici au repos, je vous ai envoyé une simple carte vous disant que je vous ferais une longue lettre d’ici peu. Comme je dispose de mon temps en ce moment, je vais converser avec vous plus longuement.

Je me trouve en ce moment au repos dans un village appelé [Les Islettes]. Nous sommes contents de venir au repos ici parce que nous pouvons faire des provisions pour emporter dans les tranchées. Ici on trouve de tout, du vin blanc et rouge, du pain blanc, de l’épicerie, des conserves, etc…J’ai même mangé des huitres hier et aujourd’hui.

Je me proposais d’aller aujourd’hui dimanche à la messe et aux vêpres, mais hier soir j’ai été nommé de service pour prendre la garde au téléphone, je ne peux donc pas m’absenter du tout, c’est pourquoi j’ai bien le temps d’écrire, renfermé toute la journée dans le poste. J’avais été hier soir visiter l’église qui est très bien. Si j’avais pu assister à la messe aujourd’hui ça aurait été la deuxième fois depuis le 2 août, je n’y ai encore assisté qu’une fois le 15 novembre à Ville-sur-Cousances.

Tout à l’heure en entendant les cloches sonner pour les vêpres je me rappelais Bourgueil qui pourtant est si loin et je pensais plus spécialement à vous qui passez votre dimanche à prier.

En même temps que les cloches sonnent, le canon tonne continuellement dominant tous les bruits. Pour une personne qui n’y serait pas habituée c’est effrayant. Et puis il passe sans cesse des convois de ravitaillement allant de la gare des Islettes sur la ligne de feu. Jour et nuit c’est un va-et-vient continuel d’autos, de voitures, de soldats et de canons.

Le temps est très froid en ce moment, il gèle et il fait un vent glacial. Au moment où je vous écris, la neige commence à tomber, mais encore très fine. Espérons que ce ne sera rien, car il n’y a rien de si froid que la neige pour les pieds qui sont continuellement dans des souliers.

La nourriture est assez abondante au repos mais elle est bien diminuée dans les tranchées, à cause de la difficulté de faire parvenir les vivres jusqu’aux tranchées de première ligne, les cuisines se trouvant à 3 kilomètres en arrière de la ligne de feu. Heureusement que nous avons des provisions dans notre sac.

Je trouve le temps bien long et vous devez le trouver long aussi. Qui aurait dit quand je suis parti que je ne serais pas revenu au mois de février. Dans quatre jours il y aura 6 mois que je vous ai quitté. Que de difficultés j’ai surmontées jusque-là. Quels spectacles lamentables j’ai eu à voir par moments. Tous ceux qui ne l’ont pas vu ne pourront pas s’en faire une idée. Et que me reste-t-il encore à voir ? L’avenir nous le dira, mais rien de beau assurément.

Vous qui êtes à l’abri de toutes ces misères, profitez de votre liberté pour vous soigner, vous chauffer, et éviter ainsi les conséquences du froid. Il y a assez de malheureux par force.

Quand pourrons-nous nous réunir ? C’est un jour que tous nous souhaitons.

Ernest Soyer est-il incorporé ? Dans quel régiment ?

Croyez, mos cher père, à mes sentiments affectueux et dévoués.

Votre fils qui vous aime, ‑ H. Moisy

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Une réponse à 31 janvier 1915 : que me reste-t-il encore à voir ? Rien de beau assurément

  1. Patrice PONSARD dit :

    des huitres à 3 km des premières lignes…Pourquoi pas après tout, nous sommes dans les mois en  » R » et avec tous ces militaires comme clients elles n’avaient sans doute pas le temps de moisir !
    par contre détail disons sociologique intéressant: de simples troupiers pouvaient se délecter de ce mets de luxe, ce qui signifie qu’il était plutôt abordable financièrement pour une grande partie de la population, et c’est tant mieux !
    D’où provenaient-elles ces huitres ? A priori il ne semble pas qu’il y ait eu des parcs à huitres en mer du Nord, la plus proche du front, plutôt de Normandie ou de Bretagne…Cela démontre aussi que le réseau ferroviaire fonctionnait impeccablement…Que d’idées reçues à corriger !

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