28 janvier 1915. Ici, nous sommes en contact avec l’Arrière



28 janvier 1915. Courtieux

Ici, nous sommes en contact avec l’Arrière. L’Arrière ce sont les ravitaillements, les groupes de brancardiers, les ambulances, les états-majors de division, de corps d’armée, voire même certaines batteries d’artillerie à tirs de longues portées. L’Arrière, bien qu’habillé de bleu clair, coiffé d’horizon, culotté d’invisible, vit dans la crainte des obus. L’obus, ça vient de loin, des pays de la guerre, c’est aveugle et ça peut frapper des innocents. L’Arrière se loge, se nourrit et se chauffe ; ce sont là ses trois principales occupations physiques, le bridge, la manille et le poker constituant ses trois préoccupations morales. L’Arrière habite généralement les châteaux ayant chauffage central. Si ce chauffage fait défaut, l’Arrière coupe les vieux arbres du parc sans se préoccuper des perspectives des allées, des souvenirs qu’il détruit ainsi à coups de hache. L’Arrière est partout chez lui, il y est royalement : les filles du pays comme les lapins et les poulets sont à lui, à lui les pianos, les salles de bains, les draps fins, l’argenterie. Sa santé appartient au pays : il la faut ménager.

Mais à tout ce bonheur il y a une ombre : l’Arrière s’ennuie. Les journées sont longues. Les communiqués se suivent et se ressemblent. Les Français ne font pas de progrès en Alsace. Les Russes !… Ils ne fichent rien, les Russes !… Et ce front qui ne change pas ! L’Arrière, son kodak à la main, a épuisé tous les sujets de photographies du cantonnement : le porche de l’église, le groupe des cuisiniers et des ordonnances, la fille de l’aubergiste, Mademoiselle Léontine, l’entonnoir creusé en septembre par un obus égaré… L’Arrière s’ennuie. Entre le déjeuner et le thé, il erre mélancoliquement sur son cheval gras à travers des champs cent fois parcourus. A l’heure du thé arrivent les journaux qu’un cycliste va chaque jour acheter à Villers-Cotterets. L’Arrière met alors ses pantoufles, fait allumer la lampe et clore les volets (on ne saurait prendre trop de précautions contre les bombes des zeppelins !) Le courrier arrive à son tour… Comme l’Arrière date ses lettres « du front » sa femme ne manque pas de lui envoyer force passe-montagne, gants, tricots, sacs de couchage, chaufferettes japonaises et autres inventions que méprise l’homme du Front. Il reçoit également des cigarettes, des briquets de rechange, des piles électriques pour sa lampe de poche, des andouillettes de Troyes, du chocolat, des boussoles.

L’Arrière a pour l’officier boueux et barbu qui descend des tranchées un mépris ironique de pantouflard embusqué, qui fait ma joie. A Courtieux, l’Arrière est encore assez rare. Il ne s’y aventure que contraint et par ordre : le bruit a couru que quelques obus épuisés et à fin de course sont venus s’échouer sur les hauteurs du Châtelet, à l’est de Courtieux. Mauvais !… Mais, dans les villages et dans les bourgs au sud, l’Arrière pullule. Je le croise dans mes promenades : il fait dans mon agréable rêverie comme un coup de grosse caisse au milieu d’une romance. Mais je me venge : j’oppose à son visage soucieux la pleine lune de mon visage heureux.

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Une réponse à 28 janvier 1915. Ici, nous sommes en contact avec l’Arrière

  1. P.PONSARD dit :

    Savoureuse et exacte description de  » l’embusqué » classique et  » loin de la riflette… » comme disait le truculent caporal-écrivain Galtier-Boissière !

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