5 janvier 1915. L’heure où ça tape, c’est l’heure où l’on porte à manger aux hommes de la tranchée



5 janvier 1915. Berry

Ma journée :

Après avoir passé la visite d’une cinquantaine de malades, dont une quarantaine de tire-au-flanc, (pauvres tire-au-flanc hâves et boueux !), je monte déjeuner avec les officiers de la 8ème compagnie à la carrière. Le long du chemin très boueux, très glissant qui mène de mon poste à ladite carrière, ça tape. C’est l’heure. L’heure où ça tape, c’est l’heure où l’on porte à manger aux hommes de la tranchée. Quelques balles de shrapnell tombent dans la soupe, mais la corvée garde le sourire et la soupe arrive tout de même…

Déjeuner au champagne (le champagne offert par l’Etat !) dans la salle à manger souterraine. Il y a un autre invité : un capitaine d’artillerie. Après le déjeuner je prends quelques photos d’obus non éclatés, dont un de 150. Cet énorme pruneau gît à la lisière d’un petit bois de pins quotidiennement et vigoureusement arrosé. Ce petit bois n’a d’ailleurs plus un arbre entier.

Le capitaine d’artillerie m’entraîne ensuite à son poste d’observation qui se trouve entre ses pièces (275) et nos tranchées. Il me déclare qu’il va me dédier un obus. J’en suis extrêmement flatté. « Choisissez vous-même la destination…» me propose-t-il. « Oh !, lui dis-je, le premier Boche venu. » Et, l’œil à la lorgnette, nous guettons la route qui descend, là-bas à 3km, vers Autrêches. Elle est assez fréquentée.

Soudain deux Allemands apparaissent à un coude de la route…*

Le capitaine s’adresse au téléphoniste qui communique avec la batterie : « Pièce 2… Zéro zéro… 2410… A mon commandement… » Pendant ce temps mes deux hommes continuent leur chemin traversent un petit bois où je les perds de vue… Un instant s’écoule… « Feu ! » « Feu ! » répète le téléphoniste…

Brroum !…Tiuiuiuiuiuiuiu… Pagnne !

Là-bas, à la sortie du bois, une flamme, une fumée que le vent disperse…

Et deux corps étendus sur la route.

A ce moment un coup de téléphone m’appelle au poste de secours où vient d’arriver le médecin-major Fournereaux. Avec lui je monte aux tranchées du 4ème bataillon qu’il désire visiter.

Les abris du peloton en réserve viennent de recevoir quelques volées d’obus, d’un modèle inconnu du bataillon. L’un d’eux a ricoché sans éclater et est allé se poser contre une petite croix de bois sur la tombe d’un soldat tombé là…

Nous pénétrons dans des tranchées taillées dans la terre grasse, extraordinairement boueuse. C’est ici le Royaume de la Boue. Une boue gluante dont on détache difficilement les pieds. Les parois humides et polies par le frottement des bras de ceux qui y circulent ressemblent à la surface vernie du pain d’épices. Les balles tapent ferme. Leur chanson si fine et si mélodieuse passe au-dessus de nos têtes… J’avise un troupier qui fouille d’un air très absorbé le sable d’un de ces sacs qui garnissent les côtés des meurtrières : « Qu’est-ce que tu fais là ? – Mon lieutenant, y a des balles boches qui viennent taper dans le sac. Alors de temps en temps je les récolte. J’enlève les balles françaises qui sont après mes cartouches. Je mets les balles boches à la place. Et puis je tire avec. Comme ça je tue les boches avec leurs balles… » Et il continue son travail avec patience.

Je m’amuse du costume des occupants de ces tranchées : ils ont réalisé l’invisibilité tant recherchée. Ils sont vêtus de terre. C’est du mimétisme.

Je rencontre dans la tranchée l’enfant du régiment ; il est malade et je le fais descendre à l’infirmerie de Vic. C’est un petit brave de quinze ans, qui a été blessé deux fois déjà. Il se nomme Hauff. Il tire comme un moderne Guillaume Tell et à trois cents mètres atteint son Boche à coup sûr. Il mène depuis trois semaines la vie rude de la tranchée, sans une défaillance, toujours souriant, sous la pluie comme sous les obus. Quand on lui demande pourquoi il nous a suivis : « Mes deux grands-pères ont été fusillés en 1870 comme francs-tireurs, répond-il. J’ai à les venger tous deux. D’ailleurs, j’ai déjà démoli plus de deux Boches…» ajoute-t-il en souriant avec un petit air fièrot.

A la 7ème compagnie je trouve un homme qui vient d’avoir le bras fracassé par une balle. Il était en patrouille sous le moulin de Chevillecourt.

Il pleut finement. La nuit tombe. Des obus tombent sur la 5ème compagnie que nous venons de traverser sans mal. Nous rentrons au poste de secours. Déjà les balles claquent contre les murs du village…

On m’apporte mon dîner : une côtelette et des haricots… Les voitures de ravitaillement commencent à arriver. Dans le ciel très noir des fusées montent, et leur lumière blafarde fait scintiller la boue de la rue… Les rayons des projecteurs font des grands gestes éperdus derrière les collines…

Et la guerre est vieille d’un jour de plus…

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