13 octobre 1914. Les hasards de la guerre !



13 octobre 1914. Charmes

Les hasards de la guerre ! Comme ils coupent agréablement nos longues journées de combats, de marches, de bivouac ! Pouvais-je m’attendre à passer cette belle matinée d’automne dans la maison natale de Maurice Barrès ? C’est sur la grande route d’Epinal, à la sortie du pays, une maison bourgeoise, la maison de propriétaires « retirés », un peu chalet, un peu villa. Ce n’est pas le type « maison natale » habituel. Comme je demande le chemin qui y mène, la bonne femme à qui je m’adresse m’indique : « Vous verrez c’est une maison où il y a beaucoup de fleurs et une grille ; c’est un château. » Non ce n’est pas un château avec une grille et beaucoup de fleurs. C’est bien mieux que cela : c’est la petite maison familiale où Barrès a appris à lire et à écrire sur les genoux de sa mère.

Sur la façade il y a un cadran solaire avec un gros soleil joufflu et doré entouré de rayons. On y lit l’inscription : quaesivit caelo lucem ingenioque repertam, que je n’ose traduire par peur d’un affreux barbarisme. Dans l’étroit vestibule où je pénètre, précédé du jardinier, on voit des portraits de saints naïvement peinturlurés sur du verre. Mon cœur fait boum boum quand je franchis le seuil du cabinet de travail : tout y dort, l’esprit en est absent. J’y vois un bien amusant fauteuil de « guérisseur de secret » trouvé près de Lorquin et portant sculptés sur son dos, ses bras et ses pieds des lézards, des serpents, des mains et des anges. La salle à manger est, si l’obscurité qui y régnait ne m’a point trompé, directoire avec de fines et jolies peintures sur les murs. Le salon très vaste a été construit par Barrès afin d’y pouvoir appliquer de magnifiques boiseries.

Au jardin c’est un enchantement. Le vieux jardin avec son petit lac, ses épicéas, ses étroites allées qui font mille détours pour paraître plus longues, son potager avec ses poiriers et ses pommiers aux gros troncs et sa serre enfoncée dans la terre pour avoir plus chaud, le vieux jardin s’est étiré et porte à sa droite et à sa gauche des parterres français tout fraîchement dessinés et plantés. L’on y voit une petite roseraie avec sa pergola, une allée de jeunes tilleuls qui suit tout droit son chemin le long du canal de la Moselle. L’on y voit des dessins de buis et des dessins de gazon. Et l’on y voit aussi un tennis. « Ca, me dit le jardinier, c’est pour Monsieur Philippe. Monsieur Philippe est peut-être bien aussi à la guerre : il est jeune cavalier aux dragons de Versailles. Ah ! Monsieur, en voilà un qui n’a pas peur, allez ! » Et les yeux du bonhomme se mouillent. Cependant nous regagnons la petite grille d’entrée par un verger en gradins dont quelques arbres ont été abattus au mois d’août « pour dégager le tir de l’infanterie en cas d’attaque du pont sur le canal. »1

En rentrant dans l’aimable petite ville si paisible j’entends le tambour de ville qui annonce : « La population est prévenue que les épiciers ont reçu du fromage qu’ils vendront au prix maximôme (sic) de un franc la livre. » Rrran… plan… plan…

Après le déjeuner nous nous faisons photographier en groupe. Vraiment la guerre a de ces répits !… Nous faisons notre correspondance : que de cartes et de lettres nous écrivons qui n’arriveront jamais ! Nous recevons celles de notre famille et de nos amis. Impossible de leur faire parvenir les nôtres : c’est là une cause perpétuelle d’énervement, qu’on pourrait bien nous éviter sans nuire « aux intérêts de la défense nationale ».

1 Bedel a collé un article, du 25 oct. 1914, de Maurice Barrés, dans lequel ce dernier relate ce qu’est devenu son jardin.

  • Facebook
  • Twitter
  • Delicious
  • LinkedIn
  • StumbleUpon
  • Add to favorites
  • Email
  • RSS
Cette entrée a été publiée dans Un Goncourt dans la Grande Guerre, avec comme mot(s)-clef(s) , , , , , . Vous pouvez la mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>