1er septembre 1914 : Je suis retourné à la bataille, malgré la consigne.



1er septembre 1914 Deyvillers

Je suis retourné à la bataille, malgré la consigne. C’est d’ailleurs un plaisir de plus que d’y aller en désobéissant…

Il fait un soleil de feu, les 22 kilomètres de route me semblent sans fin. Il n’y a pas de troupes à Girecourt, à Destord, à St Gorgon. Nous avons donc avancé. Il n’y a plus là que des convois. Je remarque une des grandes voitures pour le transport des pianos Erard utilisée pour le transport des vivres.

A Rambervillers toutes les maisons sont fermées. Il n’y a plus un seul habitant. La rue principale, rue Carnot, je crois, est encombrée de troupes. Beaucoup d’infirmiers, de brancardiers, qui amènent là les blessés recueillis sur la ligne de feu. Ils les transportent au moyen de brancards montés sur deux roues de fer. Un des blessés, dont la tête est toute ensanglantée, meurt pendant qu’on cherche à le faire boire. C’est un tout jeune maréchal des logis de chasseurs. Les rues sont semées d’éclats de vitres. A bicyclette c’est impraticable. Par-ci par-là un monceau de ruines : c’est une maison qui a été touchée par les obus de 150 allemands. Aux environs de l’église plusieurs maisons ont été atteintes ; on voit dans ce qui fut le rez-de-chaussée des morceaux d’armoire à glace, des matelas qui fument encore pêle-mêle avec des casseroles, des pieds de fauteuils et les mille petites choses intimes d’une maison bourgeoise. L’effet des obus est curieux : une jolie petite villa entourée naguère d’un petit jardin qu’on imagine fleuri de roses, d’asters, de géraniums, domine maintenant une énorme excavation où une douzaine de personnes pourraient jouer à la main-chaude. Les usines atteintes sont réduites en miettes.

Nos troupes ont pillé les magasins de la ville. On voit que le vin a coulé dans les ruisseaux. Toutes les rues sentent le vin. Les boutiques de mercerie, de modes, de quincaillerie ont été pillées. Les pauvres chapeaux piétinés, les coupons d’étoffe, les boîtes de clous jonchent la chaussée.

Le canon tonne tout près de Rambervillers. On entend exploser les obus allemands au nord de la ville. Je me dirige de ce côté.

Comme on m’a dit à qu’à Anglemont il y a 7.000 cadavres ennemis, je prends la route de Baccarat et je m’oriente vers le tragique village. Une odeur épouvantable arrive jusqu’à moi. Le bois d’Anglemont doit être un charnier. A l’angle de ce bois et de la route les gros obus pleuvent dru. Il y a là une batterie de 75 sur laquelle je me dirige. Je retrouve l’aimable capitaine de l’autre jour. Il envoie sur l’ennemi ces fameux obus qui font tant de dégâts. Je lui demande s’il est content des résultats. Il me répond : « Vous n’avez qu’à sentir l’odeur qui se dégage de ce bois…» En effet l’endroit est intenable. Je tâche de découvrir de l’infanterie : « Il y en a devant nous…» m’indique le capitaine. Je laisse ma bicyclette aux artilleurs et en me tenant courbé je me rends jusqu’aux tranchées de l’infanterie qui se trouvent à 500m de là. Au milieu des obus qui pleuvent sans cesse j’ai l’impression d’être bien seul !… Par moments j’ai la gorge qui me serre et je ne sais plus trop où j’en suis aujourd’hui la terre est sèche et chaque obus soulève en éclatant un énorme nuage de poussière. Mais je ne veux pas reculer : je me dis : « C’est stupide de s’être aventuré là-dedans ! mais au fond je trouve ma situation éminemment originale et c’est par plaisir de la nouveauté que j’avance et que je commets cette imprudence folle. Dans la première tranchée que je rencontre se trouvent des hommes du 149ème avec le lieutenant Petitjean. Celui-ci paraît un peu étonné de voir arriver un médecin, je lui explique que je suis l’homme le plus insouciant de la terre et que je viens là comme curieux et non comme médecin. Le vacarme des obus est tel dans le bois, à la lisière duquel nous nous trouvons, qu’il faut presque crier pour se faire entendre.

Dieu ! qu’on est bien dans une tranchée quand l’artillerie allemande vous envoie de ses nouvelles ! Il y a des hommes autour de nous qui dorment. Le sergent écrit un mot qu’il me charge de mettre à la poste. Le lieutenant qui se nourrit depuis un certain temps de viande avancée et de pain moisi a la dysenterie. Je lui donne les tablettes de chocolat que j’ai sur moi. Il me raconte le travail prodigieux qu’a fourni le 149ème depuis le début de la campagne. Prodigieux en effet un combat qui dure depuis un mois ! Il me donne pour la communiquer à ses camarades du 170, la liste des officiers survivants du 149. Quelques capitaines, un commandant, quatre ou cinq lieutenants… Pendant que nous causons l’artillerie allemande redouble son vacarme. Le bruit que produit l’explosion des gros obus a quelque chose de « camelote ». On dirait l’éclatement d’une « côlôssale » boîte de gâteaux secs.

Je suis également frappé du silence qui règne sur un champ de bataille, en dehors du bruit de l’artillerie. Les hommes se taisent. Les mouvements de la campagne, le va-et-vient des charrettes, le chant des coqs et des poules, l’aboiement des chiens, le cri des laboureurs, l’appel des femmes parmi les poules … plus rien de cela n’existe. On se trouve dans un décor devenu inutile : à quoi bon maintenant le vert tendre des prairies, le petit brouillard mauve à la lisière du bois, la ligne dorée des chaumes lointains, à quoi bon le soleil ? Toutes ces jolies choses semblent déplacées. Ici la vie n’est plus chez elle : je n’en veux pour preuve que l’odeur de mort qui se dégage de cette belle futaie de hêtres.

Quand je quitte le lieutenant Petitjean pour aller reprendre ma bicyclette l’orage d’artillerie redouble de violence – vraiment les oreilles en ont assez au bout de deux heures de ce vacarme- On ne peut même plus assembler ses idées. Après 8 jours de combat on doit être devenu complètement stupide. Je fuis Rambervillers à toutes pédales, accompagné d’un brave homme d’infirmier dont je partage le bidon de vin et la musette de mirabelles et de poires vertes. Dieu ! que j’avais soif ! Au moment où, assis dans le fossé, je vide le bidon, passe à cheval un prêtre-brancardier avec qui nous partageons nos derniers fruits. Il n’en a pas mangé depuis longtemps dans un paysage aussi serein : il revient de Sarrebourg ! Il nous quitte rapidement, saute lestement sur son cheval et part au galop, la soutane nouée autour de la taille et en culotte courte.

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