1er août 1914. Dans le train qui m’emporte vers Nancy tout le monde est ivre.



1er août 1914.

Dans le train qui m’emporte vers Nancy tout le monde est ivre.

La mobilisation générale n’est pas encore proclamée, mais les convocations individuelles ont touché des milliers de réservistes qui gagnent les dépôts de leur régiment. Il y en a de tous les âges. Je m’étonne d’en apercevoir qui portent bien quarante ans. Dans le même compartiment que moi est monté un homme de 38 ans, canonnier à Toul, convoqué dès avant-hier. Sont également montés deux Polytechniciens, d’un entrain endiablé, un médecin lugubre et tout entier abandonné à la Peur, et un jeune sous-lieutenant de Dragons insouciant, au teint rose, qui va à la guerre comme à une chasse à courre.

Au moment où le train, regorgeant de monde, quitte la gare de l’Est, la foule qui l’occupe et celle qui encombre la gare entonnent la Marseillaise sur tous les tons. C’est hurlé, c’est « gueulé ». C’est pénible. La marche est scandée du cri : « A Berlin !… A Berlin ! » On entend les bouteilles aller se briser sur les voies latérales. Une odeur de vin emplit l’atmosphère.

Le train marche à bonne allure. A la Marseillaise, ont succédé des romances sentimentales, des chansons de café-concert. A chaque passage à niveau, à chaque gare une foule compacte encombre les abords de la voie. Les cris redoublent : « A Berlin !…A Berlin ! »

Et puis la nuit vient et les chants se calment.

A partir de 8h du soir (nous sommes partis à 5h30) le train avance avec une extrême lenteur. Tous les deux ou trois cents mètres il stoppe. Derrière lui s’allonge l’interminable file de wagons de cinq ou six autres convois.

A Bar-le-Duc où nous arrivons à 3h du matin nous apprenons que la mobilisation générale vient d’être ordonnée. Des bruits circulent : un garde-champêtre, première victime de la guerre, a été tué hier soir par les Allemands à Sainte-Marie-aux-Chênes. A cette nouvelle, des vociférations s’élèvent des wagons où je croyais tout le monde endormi. « A Berlin ! A Berlin ! » Du sang a coulé : les voilà ivres de sang… parce qu’ils n’ont plus de vin à boire.

Au petit jour je remarque que la voie est gardée par des espèces de gardes nationaux vêtus de costumes mi-civils, mi-militaires. La plupart ont une capote réglementaire, mais beaucoup ont comme coiffure une casquette de cycliste ou un chapeau mou, voire un chapeau de paille. Ces braves gens ne prêtent pas à rire : ils sont, le fusil à la main, d’une gravité, d’un sérieux émouvants.

A Toul, la gare est envahie de dragons, d’artilleurs, de canons, de caissons, de chevaux. Beaucoup d’ordre dans tout cela. Détail frappant : les employés de la gare font la toilette des quais, les arrosent et les balaient. Bon signe.

Des fantassins gardent chaque pont, chaque aiguille, presque chaque poteau télégraphique.

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