2 août 1914 : à Nancy, foule avinée, tumultueuse



2 août Nancy

A Nancy où nous arrivons à 6 h1/2, treize heures après notre départ de Paris, foule avinée, tumultueuse, dans la gare, au buffet, dans les salles d’attente. Sur un quai, gardé par des gendarmes, quelques femmes et quelques enfants : des Allemands qu’on expulse.

La foule est d’une familiarité horrible. Des hommes qui puent le vin m’interpellent : « Vous voyez cette main-là, mon lieutenant, ça en étranglera encore bien une douzaine, vous savez ! » On entend des conseils comme celui-ci : « Mon vieux, jamais deux sans trois, et puis, tu sais vise à la gueule ! »

Vers 8h. un train se forme pour la direction d’Epinal. De nouveaux bruits circulent : la voie est bombardée du côté de Saint-Nicolas. Des patrouilles de uhlans1 ont été vues aux abords de Nancy !… Que sais-je ?

Dans le train je rencontre le capitaine Sainte-Claire-Deville. Enfin un homme avec qui échanger des impressions ! Il se rend dans un des forts d’Epinal. Il est persuadé qu’Epinal, dans le plan allemand, doit être négligé et que l’attaque se fera plutôt par Verdun.

Il fait un temps magnifique. Tous, nous avons la gaîté au cœur et la certitude de la victoire. Nous traversons une partie de la Lorraine, si jolie par cette belle matinée. La voie est gardée par les comiques G.V.C. (gardes des voies et communications.)

A partir de Blainville nous voyons les quais de débarquement envahis de cuirassiers de Lyon, de hussards de Tarascon. Ils sont déjà là !…

-Epinal

Nous arrivons à midi à Epinal.

Il y règne une animation extraordinaire. A la gare, beaucoup d’ordre. Tout a l’air de s’y passer avec une méthode merveilleuse. Dans les rues, des militaires, rien que des militaires de tous âges, de toutes armes. Je m’étonne de tant d’hommes à cheveux gris. Quoi ? Déjà les classes de la territoriale sont convoquées et nous ne sommes qu’au matin de la mobilisation.

Tout ce monde-là a l’air exténué. Est-ce la chaleur intense, la longueur du voyage ? Je crois plutôt que cette pâleur, ces mines hâves, ces yeux creux sont le fait du vin, de l’absinthe, de la bière…

A peu près tous les magasins sont fermés. L’hôtel du Louvre est entrouvert. On y peut manger. Dans le restaurant une foule d’officiers, des généraux, des colonels, des médecins (que de médecins !), des aviateurs…Ca bavarde, ça rit, ça boit. On se reconnait. On se retrouve. On s’aborde. Des mots, toujours les mêmes, dominent le brouhaha : « Russes… Berlin… Angleterre… Et les Italiens ?… Victoire… Victoire… Victoire… »

A la caserne du 170ème d’infanterie, presque personne. Mon régiment occupe déjà ses positions dans les forts et aux environs.

On me fait appeler pour donner mes soins à un homme qui vient de s’ouvrir la gorge sur le quai de la gare. Quand j’arrive, il est mort. Sinistre Gribouille2, il se jette dans le sang pour l’éviter.

Les journaux ne sont pas parvenus ici. Nous ne savons rien. Des bruits, rien que des bruits : l’Allemagne aurait déclaré la guerre à la Russie. A l’état-major du Gouverneur on affirme qu’à l’heure qu’il est il n’y a rien de nouveau dans les rapports franco-allemands.

Les trains déversent sans arrêt des troupeaux d’hommes. Ils sont exténués par la chaleur et par le vin. Ce sont des réservistes. Ils sont conduits par groupes aux casernes. Ils se sentent maintenant près de la frontière. Ils ne chantent plus. Ils ne parlent même pas. Leur silence est lugubre. Tous ces gens-là ne m’ont pas l’air d’être d’un patriotisme ardent.

Je trouve, pour passer la nuit, une chambre à l’hôtel.

1 Uhlans : lanciers de l’armée allemande.

2 Gribouille : personnage de la comtesse de Ségur qui va dans l’eau d’une rivière pour éviter la pluie.

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