Case Départ raconte Angoulême : 1981, le changement de dimension



Si le sixième salon s’est parfaitement bien déroulé, un rebondissement spectaculaire survient en coulisses quelques jours plus tard. Lassé, Francis Groux jette l’éponge. « Après la brouille entre Pierre Pascal et Jean Mardikian, j’avais tenu un an, explique-t-il dans Au coin de ma mémoire, paru chez PLG (2011). Le salon était devenu une corvée et je n’y prenais plus de plaisir. Je m’étais dit que je n’assurerai plus la direction mais que je continuerai à donner un coup de main. Sauf que tous les problèmes continuaient de remonter jusqu’à moi ! Lorsque je suis parti, Pierre Pascal devint directeur, après que, dans un premier temps, Boucheron l’ait nommé conseiller à la BD, car il avait conscience des immenses connaissances de Pierre. »

Durant deux ans, Pierre Pascal est donc le conseiller spécial à la BD du salon, faisant office de directeur artistique au sein d’une équipe pleine de bonne volonté mais pas forcément spécialiste.

L'interview de Francis Groux dans le numéro 25 de Hop! (1980) causera bien des soucis au fondateur du salon.

Alors que l’édition 1981 se prépare, Francis Groux, qui a repris sa liberté, donne une longue interview au fanzine Hop ! Et le contenu de celle-ci fait grincer des dents puisque le salon en est bien sûr le sujet principal. « J’en rappelais une nouvelle fois l’historique et critiquais la municipalisation de la manifestation puisque le député-maire Jean-Michel Boucheron en devenait le président, raconte-t-il, toujours dans son autobiographie. J’exprimais également mon opposition à une augmentation du pouvoir des éditeurs, entrés au conseil d’administration, et ma crainte d’une possible dérive commerciale. Je regrettais enfin les attaques par voie de presse, de Pierre Pascal contre Jean Mardikian qui, selon moi, avaient contribuées aux changements en cours. Bien que je pense m’être exprimé avec beaucoup de modération, et alors que j’étais parti en bon terme avec l’ensemble des intervenants, Pierre Pascal ne m’a jamais pardonné mes propos. A partir de ce moment là, je n’ai plus reçu ni badge, ni invitation. »

Le fondateur aura même la désagréable surprise de se faire refouler par les vigiles alors qu’il vient installer le stand d’Amnesty International, dont il est membre, lors du festival 1981. L’incident ne dura pas longtemps grâce à l’intervention d’un responsable qui passait par là. Pire, au secrétariat du festival, on indiqua à une équipe de télévision italienne qui cherchait Francis Groux, qu’on ne le connaissait pas ! « A l’époque, j’en avais gros sur la patate et j’ai écrit à Jean-Michel Boucheron pour exprimer ce que j’avais sur le cœur. Il m’a répondu qu’il trouvait cette situation inadmissible mais cela s’arrêta là. »

S’il y a du bruit en coulisse, c’est également le thème choisi pour cet Angoulême 8 qui s’ouvre sur « L’espace sonore dans la BD » avec un vedette le célèbre Gaffophone de Gaston Lagaffe prêté par les éditions Dupuis. Parmi les concepteurs de cette exposition, on retrouve Yves Bordes, qui n’est pas encore le dessinateur de la série Foc mais un passionné bénévole. Et grande première, cette exposition se tient dans le nouveau centre culturel Saint-Martial où sont accueillis les professionnels.

Autres temps forts, l’exposition Jijé, plébiscitée elle aussi par le public, et la remarquable présentation de « Zig et Puce au XXIe siècle » et de 400 œuvres acquises par le musée municipal.

Sous la bulle des éditeurs, le public est présent en masse. (Photo Patrick Lavaud)

La bulle est elle aussi en effervescence. Philippe Vuillemin, qui n’a pas encore les cheveux longs, dédicace ses albums à des motards venus en nombre et qui sèment un début de confusion sous le chapiteau.

Du côté du jury, c’est aussi la révolution. Pour la première fois, le Grand Prix de l’année précédente préside le festival et les délibérations. Fred mène donc la danse tout en modération. Pendant que les jurés débattent, les fans et les pros attendent le verdict impatiemment dans le même esprit que les prix littéraires parisiens. « Le souffle nouveau, on l’attendait aussi un peu du côté du jury, écrivait l’Oncle Erwann dans la Nouvelle République de l’époque. Las, les noms qui sortaient de la cage d’escalier de l’Hôtel de France n’avaient rien de révolutionnaires. Ils confirmaient le talent d’un Jean Giraud déjà couronné cette année au festival de Lucca (Italie), d’un Gimenez ou d’un Comès qui bénéficiait de l’absence des deux autres pour devenir en l’espace d’une soirée une super vedette de la BD, lui qui travaille depuis dix ans dans l’anonymat. »

Photographié par la Nouvelle République à Angoulême, Didier Comès dédicaçait la page de garde du Dieu Vivant, édité chez Casterman. (Photo NR, Patrick Lavaud)

S’il n’y a cependant pas de contestation pour saluer le talent de Jean Giraud – Moebius et son couronnement en tant que Grand Prix, le prix Saucisson Smith du meilleur fanzine prête à confusion. « Les organisateurs s’étant refusés de choisir entre les 25 revues présentes ont tiré au sort les vainqueurs, se souvient l’Oncle Erwann. L’animateur de cette ridicule kermesse ayant fait une erreur de numéro, ce sont les amis de Fifi Manchu qui gagnèrent le saucisson d’honneur. » En fait, Basket Bitume, le fanzine tourangeau primé comporte de futurs grands auteurs : l’illustrateur de science-fiction Manchu, le créateur des personnages des dessins animés Il était une fois l’homme Jean Barbaud et le père de l’Inspecteur Gadget Bruno Bianchi ! Ils ont volé malgré eux la vedette au PLGPPUR qui s’appellera plus tard PLG et deviendra une revue d’étude de référence. Mais la bonne humeur régnant, Basket Bitume et PLGPPUR se partagent volontiers le fameux saucisson.

Patrick Lavaud et Bruno Bianchi à Angoulême, au stand Basket Bitume. Fifi Manchu est parti recevoir le saucisson géant remporté par le fanzine tourangeau.

Le festival, qui avait proposé en amont une rétrospective de sa propre histoire à la Fondation nationale des arts et métiers le 15 janvier est une fois de plus un succès. « Jean-Michel Boucheron, le maire socialiste d’Angoulême, craignait qu’un certain ronron ne s’installât sur le salon, écrivait l’Oncle Erwann dans la NR du 26 janvier. Cet écueil a été évité mais Angoulême 81 a marqué le triomphe du professionnalisme, du travail bien fait, d’une certaine organisation. Ni les éditeurs, ni les dessinateurs, ni les visiteurs ne s’en plaindront. »

  • Le palmarès 1981
  • Grand Prix : Jean Giraud – Moebius.
  • Alfred enfant (sélection de la classe de 6e du CES des Rochers) : Boule et Bill, Bill est maboul par Jean Roba (éditions Dupuis).
  • Alfred meilleure BD de l’année : «Paracuellos» par Carlos Gimenez (éditions Audie), Silence par Didier Comès (éditions Casterman).
  • Alfred de l’espoir : La vie d’Einstein par Daniel Goossens (éditions Audie).
  • Alfred Fanzine (Prix Saucisson Smith) : Plein la gueule pour pas un rond (P.L.G.P.P.U.R.) de Montrouge qui, à la suite d’une erreur partage le demi-saucisson avec Basket Bitume de Tours.
  • Prix des lectrices de Elle : Hugo Pratt (Italie)
  • Le jury 1981
  • Le Grand Prix 1980: Fred
  • Le maire : Jean-Michel Boucheron
  • Trois journalistes : Pierre Veilletet (Sud-Ouest), Jean-Paul Morel (Le Matin), Robert Escarpit (Le Monde)
  • Le conservateur du musée : Monique Bussac
  • Une libraire spécialisée : Adrienne Krikorian
  • Un spécialiste : François Pierre
  • Un professeur de dessin : Dominique Bréchoteau
  • Un jeune dessinateur : Thierry Lagarde
  • Un enfant de la 6e des rochers : Jean-François Vassiliade
  • Le directeur : Pierre Pascal
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À propos de Nicolas Albert

Nicolas Albert est journaliste à La Nouvelle République - Centre Presse à Poitiers et passionné de bande dessinée. Auteur de plusieurs livres sur ce sujet (Atelier Sanzot, XIII 20 ans sans mémoire…) ou de documentaires, il est également commissaire d’expositions (Atelier Sanzot, Capsule Cosmique, Boule et Bill, le Théâtre des merveilles…) et coordinateur des concerts de dessins pour le festival international de la bande dessinée d’Angoulême. Sur twitter: @_NicolasAlbert
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