Case Départ raconte Angoulême: 1974, le succès populaire au rendez-vous



Novembre 1973. De retour de Lucca avec l’accord des organisateurs transalpins de s’inspirer d’eux pour créer un salon international de la bande dessinée à Angoulême, Francis Groux, Jean Mardikian et Claude Moliterni choisissent d’installer leur manifestation lors de la dernière semaine de janvier (voir épisode précédent).

Les organisateurs n’ont donc que trois mois pour mettre sur pied le premier Angoulême. Dans cette course contre la montre, les rôles sont bien définis: Francis Groux se charge de l’organisation, Jean Mardikian de la communication et Claude Moliterni des auteurs et éditeurs. Pour l’affiche, les organisateurs décident de reprendre un dessin existant et leur choix se porte très vite sur Corto Maltese qui a également l’avantage d’être en noir et blanc et donc de limiter les coûts d’impression… Le salon n’est qu’à ses balbutiements et dispose d’un budget serré. Et puis cela tombe bien puisque l’une des expositions de cet Angoulême 1, conçue par Pierre Couperie, s’intitule « L’Esthétique du noir et blanc dans la bande dessinée ». On ne pouvait pas rêver d’une meilleure illustration.

La presse nationale s'intéresse à Angoulême dès son premier salon. Bruno Frappat signe dans Le Monde du 3-4 février un long article consacré à la première édition de la manifestation charentaise.

Après avoir obtenu l’accord d’Hugo Pratt, Jean Mardikian se charge de concevoir la maquette de cette très belle affiche. Il parvient également à convaincre des médias régionaux mais aussi nationaux (Le Monde, Le Figaro, L’Humanité…) à se déplacer pour cette grande première.

De son côté, Claude Moliterni réuni un superbe plateau avec notamment André Franquin, Maurice Tillieux, Jean-Michel Charlier, Dany, Jean-Claude Fournier, Jacques Martin, François Walthery, Tibet, Hermann, Brétécher, Mandryka, Mordillo et surtout les Américains Harvey Kurtzman, rédacteur en chef du mythique magazine américain Mad et dessinateur de Little Fanny Annie, ou Burne Hogarth. Le père de Tarzan donnera d’ailleurs le vendredi une conférence intitulée « Iconographie dans la bande dessinée classique ». Si celle-ci ne suscite pas un énorme enthousiasme, en revanche le premier salon attire les foules.

Ce sont près de 10.000 personnes qui poussent ce week-end là les portes du musée d’Angoulême où sont massés auteurs et éditeurs. Une foule inhabituelle suscitant même quelques inquiétudes pour le conservateur des lieux, Robert Guichart. Il faut dire que le vieil édifice, ancien palais de l’évêque, n’est pas forcément adapté pour cela. Il faut même consolider un escalier durant le week-end.

Qu’importe finalement car cet Angoulême 1 est un véritable succès. Paris Match est même au rendez-vous. Et alors que Francis Groux fait poser Kurtzman, Franquin et Hogarth pour une photo de grandes stars du neuvième art, l’envoyé spécial ne concentrera ses clichés que sur le dessinateur de Tarzan

Et puis le salon connait également son premier scandale dès ses premières heures. Le vendredi, un adolescent de 14 ans ramène chez lui un exemplaire du fanzine La Presse pirate où figure une scène de fellation. Lorsqu’il découvre cela, son père, médecin à Chateauneuf, porte plainte et deux inspecteurs prennent alors contact avec Francis Groux, le directeur du salon. Les discussions sont confuses. « J’ai cru qu’ils me demandaient d’arrêter la présence de la revue sur les stands, expliquera des années plus tard Francis Groux dans Le Grand Vingtième. Je vais voir Hube (le dessinateur et éditeur du fanzine), que je connais bien, et très gêné, je lui confie mon problème. Hube prévient aussitôt ses potes des fanzines Le Canard sauvage et Mormoil qui décident de faire la grève des stands et écrivent partout « fermé pour cause de censure ». Par solidarité, tous les éditeurs décident de se mettre en grève. Notre beau salon était en train de prendre l’eau. »

Après des discussions entre Jean Mardikian et le préfet, ainsi que l’intervention du journaliste de La Charente libre, André Mouche, qui appela le commissariat, l’affaire se dégonfla: les policiers considéraient qu’ils avaient informé les organisateurs de la situation, la responsabilité de l’interdiction du fanzine n’incombait qu’aux responsables du salon. Après ces éclaircissements, Francis Groux prend alors le haut parleur pour indiquer que la vente de La Presse pirate était de nouveau autorisée. L’épisode n’était pas totalement clos et les dessinateurs se livrèrent alors à un amusant « tac-o-tac » sur le thème « les poulets au musée ».

Au delà de l’anecdote, la bonne ambiance est au rendez-vous de ce premier salon. Et tous ses acteurs ont le sourire. Les bases sont posées et le dimanche le jury, composé de plusieurs représentants de Lucca, décerne son palmarès. C’est le célèbre pingouin Alfred, d’Alain Saint-Ogan, qui sert de distinction. Chaque lauréat se voit alors remettre une petite statue à l’effigie du personnage.

De 1974 à 1988, les distinctions du festival sont à l'effigie d'Alfred le pingouin. Chaque lauréat se voit remettre une statuette à l'effigie du personnage d'Alain Saint-Ogan, comme par exemple le fanzine Lard-Frit en 1984.

Mais il n’y en a pas pour le Grand Prix, titre suprême créé de toute pièce le jour de la remise des prix! Le jury souhaitait récompenser Franquin mais la carrière et talent du père de Gaston Lagaffe méritait assurément un prix supérieur aux autres. Et voilà comment est née cette distinction aujourd’hui considérée comme l’une des plus grandes du monde de la bande dessinée. André Franquin recevra sa statuette quelques mois plus tard par la poste. Quant à Alain Saint-Ogan, qui n’avait pas pu faire le déplacement en raison de problèmes de santé, il recevra un livre d’or où l’ensemble des auteurs présents lui rendent hommage. Un beau cadeau pour le président d’honneur du salon, quelques mois avant sa disparition le 22 juin 1974. Mais avec Alfred, son ombre planera longtemps sur Angoulême…

  • Le palmarès 1974
  • Grand Prix: André Franquin (Belgique)
  • Dessinateur francais : Alexis (Dominique Vallet)
  • Scénariste français : Christian Godard
  • Editeur français : Jacques Glénat
  • Dessinateur étranger : Victor de la Fuente (Espagne)
  • Scénariste étranger: Roy Thomas (USA)
  • Editeur étranger: National Lampoon (USA)
  • Espoir de la BD : Chiappori
  • Le jury 1974
  • France : Jean-Pierre Dionnet, Pierre Pascal, Henri Filippini
  • Belgique : André Leborgne
  • Etats-Unis : David Pascal
  • Espagne : Luis Grasca
  • Portugal : Vasco Granja
  • Italie : Rainaldo Traini
  • Yougoslavie : Ervin Rustemagic
  • Secrétariat : Francis Groux

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À propos de Nicolas Albert

Nicolas Albert est journaliste à La Nouvelle République - Centre Presse à Poitiers et passionné de bande dessinée. Auteur de plusieurs livres sur ce sujet (Atelier Sanzot, XIII 20 ans sans mémoire…) ou de documentaires, il est également commissaire d’expositions (Atelier Sanzot, Capsule Cosmique, Boule et Bill, le Théâtre des merveilles…) et coordinateur des concerts de dessins pour le festival international de la bande dessinée d’Angoulême. Sur twitter: @_NicolasAlbert
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