Case Départ raconte Angoulême: 1975, l’apparition de la première « bulle »



Le festival n’en est qu’à sa deuxième année d’existence mais connait une croissance exponentielle. Aussi, après le succès de la première édition qui avait attiré plus de 10.000  visiteurs, les organisateurs ont conscience que le musée ayant accueilli le premier salon ne suffira pas pour un public estimé à 15.000 personnes.

Aussi, il est décidé d’implanter la manifestation sur plusieurs sites: le musée, le théâtre, l’hôtel de ville et surtout, surtout, sous un chapiteau. On est loin encore des belles « bulles » d’aujourd’hui, mais il s’agit déjà d’un premier tournant dans la jeune histoire du salon. Seul problème, ce genre d’initiative a un coût que ne peut se permettre d’assumer la jeune équipe d’organisation. Une solution est trouvée. Francis Groux l’explique dans son autobiographie, Au coin de ma mémoire, parue en 2011 chez PLG: « Nous demandâmes à Jean Danet de revenir à Angoulême avec ses Tréteaux de France. Il donnait des spectacles de théâtre populaire et des concerts: il avait accueilli Molière, Claudel, Brassens, Nougaro. L’idée était qu’il vienne un peu de temps avant l’ouverture du deuxième salon et qu’il laisse son chapiteau à notre disposition, ce qui fut fait. »

Le 18 janvier, le Théâtre des amandiers de Nanterre vient donc jouer et chanter à Angoulême la pièce de Pablo Neruda Quelle heure peut-il être à Valpairso? La représentation est donnée à guichets fermés, le coup d’état du général Pinochet au Chili (novembre 1973) étant encore très présent dans les esprits.

La manifestation s’étend donc sur la ville dès sa deuxième année. Le vieux musée qui avait donné quelques signes de fatigue lors du premier salon n’accueille cette fois-ci que des expositions: Tâches, hachures et grattages dans la BD; Guido Buzelli; Trente ans de BD aux éditions Vaillant; Jean-Marc Reiser et Grands courants de la bande dessinée.

Pierre Pascal (à gauche) avec Jean-Pierre Dionnet à l'occasion d'un débat lors du festival 1984. (Photo Patrick Lavaud)

Cette dernière est réalisée par deux Bordelais, Pierre Pascal et François Pierre. Le premier occupera progressivement une place de plus en plus importante dans l’organisation d’Angoulême. Propriétaire d’un restaurant à Bordeaux, ce passionné possédait une énorme culture de bande dessinée. Il lui arrivait de tourner des documentaires pour la télévision régionale et de monter des expositions en puisant dans son imposante collection. Il était venu donner un coup de main au premier salon et s’était très vite retrouvé propulsé au sein de l’équipe de direction de manière inattendue, comme il le confie dans son ouvrage, aujourd’hui introuvable, BD Passion paru en 1993 aux Dossiers d’Aquitaine:

« La seconde mouture d’une manifestation est toujours difficile. Dès février, j’avais envoyé à Francis Groux une longue lettre avec des critiques et des propositions. Du coup, sans m’en parler, il mentionna mon nom sur tous les documents officiels en tant que directeur adjoint. »

Quelques lignes plus loin, Pierre Pascal lève un coin du voile sur la conception très artisanale des expositions de l’époque. « Le dimanche précédant le salon nous chargions dans ma voiture un stock de journaux et d’albums ayant un rapport avec l’auteur ou le sujet à traiter. Une fois sur place, armés de ciseaux, d’un cutter, de colle, de punaises, nous sacrifions allègrement des documents précieux pour essayer de faire passer notre message. Certaines vignettes, et les textes composés à la machine à écrire, étaient photographiés et agrandis. Nous recouvrions ensuite de verre ou de plastique ou mettions sous vitrine. Les bandes dessinées côtoyaient sans complexe les peintures anciennes du musée. Tout cela ne coûtait rien sinon le papier des photos réalisées par les copains. Nos expos combinaient documentation et fantaisie. Elles tenaient la route à côté d’autres plus professionnelles louées ou prêtées par différents partenaires. Epoque héroïque! »

Dans les allées du salon, l’histoire de la bande dessinée de science-fiction prend cette année là une nouvelle impulsion. Philippe Druillet, Jean Giraud et Jean-Pierre Dionnet tiennent un stand où ils vendent le tout premier numéro de Métal Hurlant. Les fondateurs de la mythique revue de SF jouent gros. Ils ont investi beaucoup pour donner naissance à « leur » magazine. Ce sera un succès.

Quelques mètres plus loin, le Mormoil de Lucques, Morchoisne, Mulatier et Rampal est interdit de vente aux moins de 18 ans par le préfet. Un an après l’incident lié à La Presse pirate, les organisateurs décident de prendre des précautions et d’engager des hôtesses pour empêcher les enfants d’accéder au stand… Cela fonctionne bien, à une exception près, clin d’oeil malicieux de l’histoire, ces jeunes femmes engagées pour l’occasion sont mineures… L’anecdote sera révélée dans le numéro suivant de Mormoil en se moquant du préfet, ce que découvrira l’énarque l’année suivante et qui provoquera une grosse colère de sa part à l’encontre des organisateurs.

En 1975, l’ambiance est toujours aussi bon enfant mais le salon devient déjà incontournable. Quant à son palmarès il est à la fois engagé et prestigieux en récompensant notamment l’Américain Will Eisner ou encore Jacques Tardi, dont La Véritable Histoire du Soldat inconnu vient de paraitre dans un format inédit chez Futuropolis. La jeune maison d’édition d’Etienne Robial, créée en 1972 et qui marquera l’histoire de la bande dessinée, est elle aussi primée, tout comme Claire Brétécher ou Dino Battaglia. Un palmarès bien senti et déjà novateur pour l’époque. Nous ne sommes qu’au milieu des années 70 mais Angoulême en impose déjà…

  • Le palmarès 1975
  • Grand Prix : Will Eisner (USA)
  • Dessinateur francais : Jacques Tardi
  • Scénariste français : Claire Bretecher
  • Editeur français : Futuropolis (crée en 1973)
  • Dessinateur étranger : Dino Battaglia (Italie)
  • Scénariste étranger : Sydney Jordan (Grande-Bretagne)
  • Editeur étranger : Sugar (Italie)
  • Espoir de la BD : Annie Goetzinger
  • Le jury 1975
  • France : Jean-Pierre Dionnet, Henri Filippini, Pierre Pascal
  • Belgique : André Leborgne
  • Etats-Unis : David Pascal
  • Espagne : Luis Grasca
  • Portugal : Vasco Granja
  • Italie : Rainaldo Traini représenté par Claudio Bertieri
  • Yougoslavie : Ervin Rustemagic
  • Suisse : Francisco de la Fuente
  • Secrétariat : Francis Groux

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À propos de Nicolas Albert

Nicolas Albert est journaliste à La Nouvelle République - Centre Presse à Poitiers et passionné de bande dessinée. Auteur de plusieurs livres sur ce sujet (Atelier Sanzot, XIII 20 ans sans mémoire…) ou de documentaires, il est également commissaire d’expositions (Atelier Sanzot, Capsule Cosmique, Boule et Bill, le Théâtre des merveilles…) et coordinateur des concerts de dessins pour le festival international de la bande dessinée d’Angoulême. Sur twitter: @_NicolasAlbert
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