Histoire de la BD dans la Nouvelle République: acte 17 Niezab et les Deux orphelines : des cases entières pour faire pleurer Margot



La version française du film de David W. Griffith, avec, c’est curieux de le noter, le pseudo employé par le réalisateur américain qui pour la circonstance se faisait appeler « marquis de Trolignac » (lisible d’ailleurs dans le générique).

On va manquer de Kleenex à Case Départ. Après André Galland et Sans Famille, voici Gaston Niezab et les Deux orphelines. Il fallait aimer le roman à l’eau-de-rose dans les années 55 quand on était lecteur de la Nouvelle République.  Mais le cinéma lui-même s’était laissé tirer des larmes s’il on en juge par le nombre d’adaptations qui, avant-guerre, avaient obtenu leur part de succès.

Mais bon, cela valait le coup de sortir un peu de l’ombre ce M. Niezab, un grand dessinateur, qui comme Galland, est à cheval sur deux siècles, mais à qui reviendra l’honneur d’être le premier à publier une bande dessinée à suivre quotidienne dans un journal : ce sera France-Soir à partir du 23 juillet 1946 avec une adaptation des Misérables de Victor Hugo, dotée du  texte sous l’image (a priori, faut-il le rappeler, on attendra novembre 1949 dans la Nouvelle République, cette fois, pour nommer ces histoires en cases, une bande dessinée).

L’histoire

Les deux orphelines de Gaston Niezab, d’après Adolphe d’Ennery et Eugène Cormon (1er janvier 1955 – 14 janvier 1956, 312 planches).

Signé Dennery (mais on l’écrit aussi « à la noble » d’Ennery alors que son vrai nom était Adolphe Philippe !) et Niezab : sortez vos mouchoirs !

Comme pour Sans Famille, décrire les circonvolutions du scénario de ce mélodrame (tout autant mélo que drame d’ailleurs) prendrait un temps fou. Le résumé traditionnel parle de deux sœurs originaires de Normandie, Henriette et Louise, qui avant le déclenchement de la Révolution française « montent » à Paris pour tenter de faire soigner la pauvre Louise atteinte de cécité.

Un dramaturge prolifique, le papa des Deux Orphelines et longtemps aussi le maire de Cabourg-Dives sur la côte normande. Il y a aussi un musée Dennery à Paris (lié au musée Guimet).

Comme on est en plein feuilleton, rebondissements, quiproquos et clichés bourrés (sniff, sniff !) de bons sentiments et de religiosité émaillent les aventures des deux jeunes et pures jeunes filles au prise avec une pocharde abominable (la Focharde) et un chevalier à l’esprit mal tourné (shocking !).

Evidemment, tout finira bien, les orphelines vont retrouver une famille, Louise va retrouver (probablement) la vue au moment où le roi de France va perdre (effectivement) sa tête.

 

Le roman, diffusé en feuilleton à la fin du XIXe siècle, eut un succès populaire énorme. Mais à l’origine, c’était une pièce de théâtre.

La bio de l’auteur de cette belle-histoire-comme-on-aimerait-en-voir-tous-les-jours comme diraient les Nuls est assez sympa aussi. Le dramaturge Adolphe D’Ennery (ou Dennery, 1811-1899) a écrit ce texte pour le théâtre (il fallait bien cinq actes !) : la première a eu lieu le 20 janvier 1874 porte Saint-Martin.

Mais le monsieur, extrêmement prolifique, affiche près de deux cents productions à son actif (dont pas mal d’opéras). Il fut aussi, parallèlement maire de Cabourg devenu une station balnéaire normande de la Côte fleurie qui inspira (entre autres) le gars Marcel et ses madeleines proustiennes.

Ah, le regard des Deux Orphelines version muette en 1921 ! Les deux sœurs Gish, Lilian et Dorothy jouent les sœurs Louise et Henriette Girard.

Version moderne diffusée par Kino-Video. Le « chef d’œuvre de Griffith » dit le texte, « un drame épique sous la Révolution ». D’ailleurs le titre adapté en anglais donne : « Orphelines dans la tourmente ».

Dernier acte avant le baisser de rideau sur l’histoire, celui du cinéma. Nos Deux orphelines vont drôlement inspirer les réalisateurs. Quinze adaptations pour grand écran avec deux temps forts que les sites spécialisés (et même Télérama) recommandent : l’un signé D.W. (ah oui, ça signifie David Wark, mais on ne le dit jamais, allez savoir pourquoi !) Griffith en 1921, film muet considéré – aujourd’hui – comme un chef d’œuvre ; et en 1933, celui de Maurice Tourneur (avec Renée Saint-Cyr et Yvette Guilbert, super-stars féminines de l’époque) dont un critique écrit  que son « travail est assez remarquable, même s’il n’arrive tout de même pas à faire oublier la médiocrité de la larmoyante pièce d’origine » (Bingo !). La dernière des adaptations remonte à 1965 avec Riccardo Freda, maestro italien des films d’aventures musclés.

Le Français Maurice Tourneur va encore accentuer, en 1933, le côté hyper-mélo de l’histoire. Ici une scène du film dans lequel Yvette Guilbert va incarner formidablement la marâtre alcoolo. (Images Pathé production).

Nouvelle adaptation, celle de 1965, celle-là d’un cinéaste italien spécialiste plutôt de Maciste. Mike Marshall, Jean Desailly et Alice Sapricht dans le rôle de La Focharde sont au casting.

PS. Et puis n’oublions pas la version gore (ce qui n’a rien à voir !) et pas mal déjantée Les deux orphelines vampires de Jean Rollin en 1977 qui fit, dit-on, hurler… de rire le public (très sévère) d’une Nuit de l’horreur à la cité de la Villette, il n’y a pas si longtemps. Ce long métrage devenu une sorte de must comptait dans son casting outre Brigitte Lahaie, la fille de Paul Carali (salut au passage au Psikopat), Melaka – c’est le seul rôle qu’elle a jamais tourné – à qui Case Départ se sent obligé de rendre hommage, vu et étant donné qu’elle a été l’une des premières (avec Boulet) à créer un blog BD en France… Respect, miss !

Jean Rollin était spécialisé dans les films érotico-dentiers pointus. Il n’y a qu’une scène de nudité dans cette réalisation de 1977, ce qui ne l’empêche d’être devenu un film-culte ressorti en DVD.

Il n’y a pas 36 références en matière d’histoire de la bande dessinée : évidemment le magazine de Louis Cance en fait partie.

L’auteur

Gaston Niezabytowski dit Niezab (mais aussi Bazein) – 1886-1955.

C’est en mars 1984 que le nom de Gaston Niezab revint enfin à la surface. Grâce à une étude de maître Louis Cance du magazine Hop (n°34), cet auteur qui avait commencé sa carrière comme décorateur de théâtre et démarré dans l’illustration en 1912, est enfin sorti de l’oubli. Il n’est pas forcément inutile de préciser que Gaston Niezabytowski, d’origine polonaise (ah, bon !) a fait – selon la formule – une superbe guerre de 14-18. Il s’est battu à Verdun, blessé trois fois, légèrement gazé, il a reçu la Croix de guerre et la médaille militaire.

Couverture du 14 juillet 1929 du magazine édité par les frères Offenstadt. On distingue assezz bien la signature de Niezab en bas à gauche.

Etonnante couverture du bimensuel Petit Riquet reporter : le titre n’est pas en rappeller un autre, tiré lui aussi d’aventures d’un petit reporter. En l’occurrence, le Tintin au pays de l’or noir est sorti en album en France en 1950 et ce Riquet daterait de 1954…

Grâce à Hop, on redécouvre alors un « stakhanoviste qui laisse derrière lui une œuvre inégale » dixit Patrick Gaumer* dont il faut, aujourd’hui, peut-être retenir les couvertures de l’Intrépide, dans les années 1930 (chez les frères Offendstadt), son passage après guerre (la deuxième) chez Gavroche ou Cœurs Vaillants, et sa version, donc, des Misérables de Victor Hugo, première BD à suivre dans France-Soir en 1946 (publiée en album l’année suivante chez Armand Fleury éditions).

C’est à cette période qu’il entame sa collaboration avec Opera Mundi, l’agence Winkler qui fournit la presse régionale. Les Deux Orphelines, publiées par la Nouvelle République en 1955, feront aussi sangloter le Libre Poitou, l’Yonne Républicaine, le Midi Libre, Nord-matin, l’Est Eclair. D’autres romans dessinés comme La Cousine Bette (Balzac), Manon Lescaut (d’après l’abbé Prévost) ou justement les Misérables animeront les pages de dizaines de titres des quotidiens de province.

Dans la NR datée en fait du 31 décembre 1954/1er janvier 1955, va démarrer cette BD : toujours du noir et blanc et toujours le texte sous l’image.

Comme André Galland, auquel on peut le comparer dans la manière réaliste de décrire le misérabilisme du XIX e siècle, Niezab est doué pour le noir et blanc. Ils signeront d’ailleurs tous les deux un Rocambole.

Michel Denni* lui considère Niezab comme un auteur certes « prolifique » mais « doué d’une puissance de travail et d’une rapidité d’exécution incroyable, très à l’aise dans les reconstitutions historiques et par ailleurs coloriste de talent ». Il sera le dessinateur vedette de trois maisons d’éditions disparues : Armand Fleury (avec un Rocambole remarqué), P. Fournié et Léon Brunier. C’est L.B. qui publiera, à partir de fin 1947, un bimensuel, Petit Riquet reporter (le tout signé toujours Gaston Niezab sur des textes d’un romancier populaire, Albert Bonneau) lequel va afficher un tirage de 70.000 exemplaires, ce qui est loin d’être anecdotique, alors que la concurrence se nomme Tintin reporter !

Un style qui se rapproche presque du tachisme qu’on retrouvera chez des dessinateurs modernes comme Louis Joos, Jose Munoz voire Edmond Baudoin.

Petit Riquet survivra trois ans à la disparition de son dessinateur (septembre 1955) puisque le dernier numero date du 3e trimestre 1958. Après ce sera un grand silence blanc de près de vingt-cinq ans. Et aujourd’hui, près de vingt-huit ans après Louis Cance, c’est Case Départ qui tire son (modeste) chapeau devant Monsieur Gaston…

Cette planche porte le n°310 nettement visible sur la première case. Il y en aura 312 en tout pour se terminer à la mi-janvier 1956. Gaston Niezab sera décédé à ce moment-là !

Tout est bien qui finit bien ! Les deux orphelines ne le sont plus : elles sont vêtues comme de vraies ladies et enfin, elles sourient. Incroyable !

* Dans le Dictionnaire Larousse de la BD ; et dans le BDM.
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À propos de Erwann Tancé

C’est à Angoulême qu’Erwann Tancé a bu un peu trop de potion magique. Co-créateur de l’Association des critiques de Bandes dessinées (ACBD), il a écrit notamment Le Grand Vingtième (avec Gilles Ratier et Christian Tua, édité par la Charente Libre) et Toonder, l’enchanteur au quotidien (avec Alain Beyrand, éditions La Nouvelle République – épuisé).
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