Le 15 novembre 1952, en page Une de la Nouvelle République, dans une myriade de titres (c’est la mode à l’époque), une petite photo. Elle représente une jeune femme bien mise qui tend la main (visiblement pour les besoins du cliché) vers un petit garçon à la coupe de cheveux impeccable installé royalement dans une voiture à pédales. C’est le prince Charles qui vient de fêter ses cinq ans : la légende précise « gentiment » qu’on va donc pouvoir arrêter de le surnommer « Plum-pudding ». Soixante ans plus tard, c’est plutôt le « Grand cornichon », mais bon, ne changeons pas de sujet.
La France de l’après-guerre retrouve le goût des histoires. Des histoires tristes, des petits princes qui ne savent pas qu’ils sont des petits princes. Tiens, comme par hasard, c’est l’un des thèmes de la BD qui démarre ce jour-là dans le quotidien.
Sans famille, le super-nanar d’ Hector Malot, c’est sans conteste l’archétype du roman populaire misérabiliste qui fait pleurer Margot. Traduit en dessins, l’impact est le même. Surtout quand c’est un maître qui s’y colle.
Un maître dont seuls les spécialistes – et c’est bien dommage – ont reconnu (et recensé) l’immensité des talents et de la production, André Galland.
L’histoire
« Sans Famille » d’Hector Malot (écrit en 1878), texte adapté par Pierre Mariel. Du 15 novembre 1952 au 21 mars 1953 (soit une centaine de planches en quatre images).
Que ce soit avec Hector Malot ou avec André Galland, on remonte loin dans le temps. Très loin. Et pourtant, si l’on en juge par les dizaines de rééditions ou d’adaptations, l’impact des romans réalistes de ce style est demeuré considérable. Bibliothèque Verte, Rouge et Or, Livre de Poche, Gallimard jeunesse : tout le monde a sorti au fil des années sa version de Sans Famille, et ce n’est probablement pas fini ; Marc Allégret en a fait un long métrage en 1934 ; puis André Michel en 1958 : si le nom de ce réalisateur n’est pas resté dans l’histoire, il avait tout de même un sacré casting avec Gino Cervi, Pierre Brasseur, Paulette Dubost, etc.
http://www.youtube.com/watch?v=uUqN46Yu78wOn compte au moins quatre adaptations télé réparties entre 1977 et 2000. Les Japonais s’y sont mis avec, en 1977, un dessin animé en 51 épisodes (dessins de Osamu Dezaki) sous le titre Rémi, sans famille (parmi les voix françaises, celle du narrateur Jean Topart) diffusé d’abord par TF1 en 1982 puis sur d’autres chaînes jusqu’en 1991.
http://www.youtube.com/watch?v=3M7yz-8D7fkDernier avatar, le coup de cœur du dessinateur lyonnais Yvan Degruel, qui a décidé de s’attaquer au monstre classique en bande dessinée : le premier tome (chez Delcourt jeunesse en 2003) sera un test positif. Mais il lui faudra six albums pour raconter Sans Famille.
Il faut reconnaître que résumer l’histoire de ce feuilleton invraisemblable qui court de rebondissements en rebondissements (pour finir « bien », ce qu’on reprochera d’ailleurs à Hector Malot) est mission impossible. On va donc se contenter d’une trame légère : au milieu du XIXe siècle, un petit garçon de huit ans, Rémi, va être vendu par son « père » Barberin à un montreur d’animaux de passage près d’Ussel. Le signor Vitalis va embarquer le gamin dans un tour de France de la misère avec ses animaux, Joli-Cœur le singe et les trois chiens, Capi, Zerbino et Dolce.
Après des tonnes de souffrance, d’abnégation, d’amitié aussi, de prison (au passage), de rencontres, sous la pluie, la neige, le froid, la boue, la faim, bref tout ce qu’il faut pour se ronger les ongles à la simple lecture de ce récit d’initiation, on apprendra (tome II) que Rémi est le fils d’une noble famille anglaise et que Mme Mulligan est sa véritable mère. Ouf ! Avec une pensée émue et quelques larmes pour ce bon Vitalis qui ne verra jamais le dénouement heureux de cette aventure.
Les lecteurs de la Nouvelle République qui ont renoué avec le texte SOUS l’image, n’ont pas fini de sortir leurs mouchoirs. Manifestement, la mode est au réalisme. Les BD qui vont suivre, à partir de 1953-1954 sont toutes de la même eau : Les deux orphelines, La jeunesse du Bossu, Le Chevalier de Maison-Rouge…
Sans compter les bandes verticales qui donnent à fond dans le pathos. Mais de tout ceci, oncle Erwann reparlera.
L’auteur
André Galland, 1886-1965
Même difficulté pour résumer la carrière gigantesque d’André Galland, prodige du dessin qui va commencer à travailler en… 1904/1905.
Voilà qui ne nous rajeunit pas, ma pov’ dame ! Surdoué des arts, cet enfant de Sedan va être illustrateur, affichiste, céramiste, musicien, peintre, reporter-dessinateur (à l’époque où il n’y avait pas encore de photographes de presse, c’est dire), dessinateur judiciaire, dessinateur parlementaire, et on en passe.
Côté ruban rouge, c’est pas mal non plus puisqu’ André Galland, au moins célébré de son vivant, sera fait chevalier de la Légion d’honneur, des Arts décoratifs et des Beaux Arts ; il présidera pendant des années des organismes comme l’Union des artistes et dessinateurs (qu’il va fonder), la Fédération nationale des dessinateurs et créateurs ; et de manière plus anecdotique (mais tout aussi sérieuse), la confrérie des Tastevins et celle du… Bal des barbus. Bref, une star dont il faut relire la vie et l’œuvre dans le n° 75 du Collectionneur de Bandes dessinées (septembre 1994), dans tous les dictionnaires consacrés au 9e art (de Gaumer à Filipini en passant par Moliterni/Denni) ou dans le Catalogue encyclopédique d’Alain Beyrand dont oncle Erwann a déjà parlé.
Pour mémoire, quelques références : Ninette et Cloclo (si j’avais un marteau, mais non, rien à voir) en 1916 dans le journal Lili et dans beaucoup de titres de la maison Offenstadt ; en matière d’affiches, il signe (entre cent autres) la première de la Loterie nationale en 1933, celles des Chemins de fer, d’un chocolat du nom de Vinet.
Côté politique, il est au service du Centre des républicains nationaux (pas franchement de gauche) et ses affiches anti-Front populaire sont redoutables.
Illustrateur-reporter (« croquiste-reporter » disait-il), il est au procès Landru pour l’Illustration, comme il sera, après-guerre au procès Pétain, puis au procès de Nuremberg et plus tard, au service de Frédéric Pottecher pour saisir les ambiances d’audiences célèbres. Il continuera jusqu’à la fin de sa vie ce travail si particulier pour le Parisien Libéré.
Côté BD, son style sombre s’accommode fort bien des récits réalistes comme Rocambole, la Case de l’oncle Tom, René Madec, le nabab breton, L’affaire Dreyfus, etc, etc…
C’est l’agence Paris Graphic, avec laquelle il travaillera beaucoup qui va diffuser Sans Famille dans la NR. Apparemment, cette bande horizontale n’aurait été publiée que dans le Parisien Libéré et le quotidien bordelais Sud-Ouest entre 1951 et 1952.
Enfin, cerise de faïence sur ce gâteau de papier, André Galland a aussi collaboré avec la mythique faïencerie HB-Henriot de Quimper et de nombreuses pièces signées de sa main sont aujourd’hui soit exposées, soit relancées dans des sites de ventes aux enchères spécialisées. Tout ce qui porte la marque HB étant de toute façon très bien coté, alors avec la double signature HB + AG, les petites têtes de Bretonnes ou les pichets de Normandie doivent valoir une fortune. Et une bolée de cidre (de Fouesnant, gast) en mémoire de Monsieur Galland !