Benoit Mouchart: « La bande dessinée possède un caractère universel qu’il faut mettre en valeur. »



Benoit Mouchart, le directeur artistique du festival international de la bande dessinée d’Angoulême, s’est longuement confié sur la programmation très internationale et de grande qualité de la 39e édition, qui débute aujourd’hui. Il évoque également la situation de la bande dessinée aujourd’hui et sa mutation vers les supports numériques. Entretien.

Benoît Mouchart. (Photo © JF Alvarez)

Depuis votre arrivée à la direction artistique du FIBD, le festival s’est énormément ouvert à l’international. Avec Art Spiegelman, Taïwan, la Suède, l’Espagne, l’Europe ou Di Rosa,  la programmation 2012 présente un panorama très large de la bande dessinée dans le monde. Est-ce l’une de vos grandes satisfactions de rassembler aujourd’hui à Angoulême une telle diversité culturelle?

« La dimension internationale du festival est presque originelle puisque dès 1974  des auteurs de tous les pays y étaient invités. Aujourd’hui elle est plus grande et plus assise. On est également sorti du principe de facilité qui était d’inviter chaque année un pays, pour préférer accueillir toute la planète bande dessinée, ce qui permet d’ouvrir à d’autres paysages et d’autres manières de faire découvrir le monde. Chaque fois que l’on a une exposition, ce sont des artistes qui s’emparent de la bande dessinée pour faire rire, rêver, mais aussi parfois pour témoigner de ce qu’ils ont sous les yeux.

(© FIBD Angouleme)

C’est particulièrement frappant dans l’exposition L’Europe se dessine, où une cinquantaine d’auteurs se sont engagés à mettre en image à la fois des éléments fondateurs de l’identité européenne et des choses plus concrètes du quotidien, que l’on n’identifie pas forcément comme européennes. Que l’on aille dans l’exposition espagnole ou Taïwan, à chaque fois c’est une nouvelle manière passionnante de regarder le monde. Cette ouverture très intéressante à une diversité permet de montrer que la bande dessinée n’est pas un genre mais bien une forme d’expression. Et puisque ce n’est pas un genre, il y a plusieurs formes, manières, styles, façons d’être auteur de bande dessinée. »

C’est désormais une évidence, la bande dessinée n’est plus «pour les enfants» mais traite aujourd’hui de sujets fort… Est-il toujours nécessaire de le souligner?

« Le message est bien passé mais c’est important dans une période où il y a un repli sur soi de montrer que la bande dessinée peut être un lien. On peut le voir dans l’exposition L’Europe se dessine. La devise de l’Europe est « Unir la diversité » et je trouve très intéressant de montrer à quel point les différences existantes entre ces nations sont aussi des éléments très fédérateurs. On s’y retrouve tous. La bande dessinée possède un caractère universel qu’il faut mettre en valeur. C’est peut-être un message supplémentaire dans le sens où si la bande dessinée n’est pas du divertissement, elle est aussi du divertissement. Angoulême n’est pas devenu un festival élitiste ne s’intéressant qu’à une forme de bande dessinée. Toutes les tendances y sont représentées. »

Art Spiegelman. (© Nadja Spiegelman)

Avec Art Spiegelman, la 39e édition célèbre un auteur de renom, l’un des rares dont l’oeuvre, Maus, est connue et célébrée en dehors du monde de la bande dessinée (elle a reçu le prix Pullizer). Sa présidence permet-elle au festival de prendre une dimension supplémentaire vis à vis du grand public?

« Bien sûr. Art Spiegelman est vraiment à l’origine d’une révolution de la manière de raconter des histoires et surtout de faire entrer le réel et l’Histoire dans la bande dessinée. Cette présidence est très symbolique. Il est également à l’origine d’une révolution esthétique avec son épouse, Françoise Mouly, à travers la revue de Raw, qui est vraiment une alternative pour la bande dessinée. Il est évident que la dimension internationale de cet auteur nous permet d’attirer au festival des médias internationaux et également des médias grand public français que l’on n’a pas habituellement. Il y a cette année un effet Spiegelman évident. »

Art Spiegelman lors de la conférence de presse de présentation du festival en décembre 2011. (© JF Alvarez)

Comment avez-vous travaillé ensemble pour préparer l’édition 2012?

« Il a désigné très vite Rina Zavagli, de la galerie Martel, pour travailler avec lui et toute une équipe a oeuvré avec nous sur ce projet. J’ai d’abord rencontré seul Art Spiegelman à Munich, à l’occasion de l’un de ses déplacements en Europe, puis je me suis déplacé trois fois à New York avec Rina pour préparer l’exposition. On a très vite parlé de la manière dont il souhaitait qu’elle voyage ensuite, ce qui était une des conditions sine qua non. Cette rétrospective constitue un travail très imposant, on a fait en 8 mois quelque chose nécessitant normalement 2 ou 3 ans pour un musée. Art Spiegelman n’est pas intervenu énormément dans la programmation mais il a souhaité être entouré d’autres auteurs comme Joe Sacco, Charles Burns… Malheureusement, Chris Ware ne pourra pas être avec nous pour des raisons familialles. L’intervention de Spiegelman sur le FIBD a aussi été esthétique car il m’a un peu bousculé par rapport à nos publications. On a essayé de trouver d’autres manières de présenter le programme, le dossier de presse… La mise en page est un peu différente. Et le fait qu’il soit loin nous a amené à se voir beaucoup. Paradoxalement, la distance a favorisé une certaine proximité que j’ai jusqu’ici peu connue, à part avec Zep, car on a voyagé ensemble et partagé des moments de vie. Quand il dit « Je ne serai pas aussi présent que Zep mais plus que Crumb », le curseur est vraiment plus proche de Zep que de Crumb. »

Quels seront les temps fort de son exposition?

« Il y aura presque 800 oeuvres exposées et c’est aussi l’occasion pour lui de dire qu’il n’y a pas que Maus. Bien sûr, c’est un élément central de l’exposition mais on y trouve une période précédente, liée à l’underground, qui lui a d’ailleurs permis d’accoucher de Maus. On ignore souvent par exemple que Art Spiegelman est le concepteur des Crados qui ont été très célèbres dans les années 80. A l’époque, ils étaient conspués par le Commandant Cousteau et très populaires dans les cours de récréations du monde entier. On trouvera également beaucoup de couvertures du New-Yorker, des oeuvres pour les enfants… Toutes les facettes de Spiegelman seront présentes… »

La Cité de la BD accueille dans le même temps le Musée d’Art Spiegelman. Après plusieurs tensions entre les deux entités, quelles sont aujourd’hui vos relations avec la Cité?

« J’ai travaillé une journée avec Art Spiegelman pour lancer ce musée privé en l’aidant à établir la liste des artistes présentés. Ensuite, Thierry Groensteen a pris le relais avec le sérieux et le talent qu’on lui connait.. Je suis extrêmement à l’aise et je serai aux côtés d’Art Spiegelman lorsqu’il le visitera jeudi après-midi. Nous ne nous sommes absolument pas opposés à ce projet.»

Philemon (Fred, © Dargaud)

Une autre exposition s’annonce marquante. Il s’agit de celle consacrée à Fred, où le public pourra admirer les travaux d’hier, d’aujourd’hui et de demain de ce poète de la bande dessinée… 32 ans après qu’il ait reçu le Grand Prix, il aura enfin une grande exposition à Angoulême…

« Ce sera une première. Elle est très émouvante parce qu’on y retrouve à la fois des planches mémorables de Fred, principalement de Philémon, mais aussi celles du nouvel album sur lequel il travaille actuellement. Cette exposition se trouve à l’Hôtel Saint-Simon, qui est un très beau lieu. On y a ajouté un puît, en espérant qu’aucun petit garçon en marinière ne tombe dedans pour découvrir le monde des lettres. Il vaut mieux franchir la porte de l’Hôtel Saint-Simon pour découvrir celui de l’océan Atlantique et l’univers unique de Fred. Cet auteur possède un imaginaire proche de Lewis Carroll parce qu’il a la même logique de l’absurde, de l’humour anglo-saxon, mais il y a aussi de la mythologie, de l’Odyssée, du Ulysse dans son Philémon, ce qui est normal car Fred est d’origine grecque.

Philemon (Fred, © Dargaud)

Et il y a une dimension très particulière durant toute son oeuvre avec cette façon d’utiliser la bande dessinée et ses codes pour les détourner. A chaque fois qu’il a démonté les codes, comme par exemple le sens de la lecture ou le fait que les cases représentent un cercle délimitant un angle de vue, c’était au service du récit. C’est un auteur vraiment très impressionnant car il est d’une grande modernité. Ses planches datant de 45 ans auraient par exemple pu être dessinées la semaine dernière par un jeune artiste de 25 ans, très à la pointe de l’avant-garde et en même temps très accessible. C’est un grand plaisir de rendre hommage à quelqu’un qui a tant donné pour la bande dessinée et je trouve que c’est toujours mieux de le faire de son vivant. »

Un autre domaine vous tient particulièrement à coeur, c’est le croisement entre les différentes formes d’art à l’image des concerts de dessin que propose le FIBD depuis 2005. Cette année, Jean-Claude Vannier donnera un concert symphonique inédit et exceptionnel à Angoulême. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce grand moment à venir?

« Nous avons travaillé pendant plusieurs mois avec le conservatoire Gabriel-Fauré d’Angoulême pour qu’il y ait sur scène 60 musiciens. Jean-Claude Vannier va jouer des grands morceaux de son répertoire personnel ou qu’il a composé pour d’autres artistes. Il y aura Super Nana, deux extraits de Melody Nelson… Cela va être très beau. Le dernier spectacle important qu’il ait donné était à l’Hollywood Bowl de Los Angeles, l’endroit ou par exemple se sont produit les Beatles et tous les grands groupes anglo-saxons. Cela fait plusieurs années que l’on parlait ensemble d’un projet. Il a également vu l’un des concerts de dessin que l’on a fait avec Areski Belkacem et il en est ressorti séduit.

Concert de dessin lors du festival 2011. (Photo Patrick Lavaud)

Il a trouvé cela magique et m’a donné son accord de principe. Il fallait trouver le moyen qu’il soit entouré de musiciens (cordes, cuivres, choeurs) et l’acception du conservatoire d’Angoulême a été décisive. La grande majorité des musiciens est âgée entre 15 et 18 ans. J’ai assisté aux répétitions et c’est vraiment très beau, très émouvant. Aude Picault a préparé des images assez amusantes. Tout le monde connait Mélody Nelson mais Jean-Claude Vannier a fait beaucoup d’autres choses, avec Nougaro, Barbara, Brigitte Fontaine, Polnareff… Il écrit pour lui des musiques très émouvantes et très drôles. C’est complètement différent de Gainsbourg ou Fontaine, mais il est de cette famille d’artistes se moquant d’eux-mêmes tout en étant capables de grands élans politiques. Il sait mélanger les registres élevés et triviaux d’une manière me plaisant énormément. J’aimerai que la chanson française ressemble davantage à des gens comme lui. »

Planche extraite de l'exposition Tebeos, les bandes dessinées espagnoles.

Quels sont vos principaux coups de coeur de la programmation 2012?

« D’un point de vue citoyen, je suis très heureux de l’exposition L’Europe se dessine car dans des moments difficiles comme aujourd’hui, je suis très content que l’on ait réuni autour de ce projet des auteurs de toute la communauté européenne. Je pense qu’il faut que l’on construise une Europe qui n’est pas celle des banques et c’est à nous citoyens de le faire. Il faut agir ensemble et cette exposition en est une manière.

Les expositions Art Spiegelman et Fred sont aussi une très grande fierté, tout comme les concerts de dessin et le concert illustré de Jean-Claude Vannier. Il y a plein d’autres choses formidables, l’expo espagnole va être un grand moment de découverte, celle sur Sardon va être très drôle… »

Le secteur de l’édition est toujours en hausse avec 5.327 albums publiés en langue française en 2011. Malgré cette bonne santé apparente, la crise touche-t-elle les auteurs?

« Il y a une précarité assez préoccupante. Depuis l’après-guerre, la bande dessinée a toujours été une profession. On pouvait en être auteur sans avoir une autre activité à côté, ce qui n’est pas le cas en littérature par exemple. C’était un travail à plein temps et j’ai l’impression que cela va être de moins en moins le cas dans les années à venir. Tout simplement parce que le fait qu’il y ait beaucoup d’albums publiés est impressionnant du point de vue du volume, mais les chiffres d’affaires n’ont pas progressé en proportion du nombre de titres. Cela veut dire que les éditeurs publient plus pour gagner la même chose et ceux qui gagnent moins sont les auteurs.

Il y a deux gros défis pour les années à venir pour la bande dessinée: le numérique et l’expo taïwanaise est très intéressante à ce sujet car elle présente une avance sur cette évolution; et continuer de captiver les enfants. Il faut trouver de nouveaux héros pour la jeunesse. Si on regarde actuellement, cela reste Astérix, Tintin, Boule & Bill, les Schtroumpfs, Lucky Luke… Bien sûr il y a aussi Titeuf, Kid Paddle et quelques autres. Mais pas tant de nouveaux que cela. Les auteurs en sont conscient, il faudrait réinvestir le champ de l’enfance aujourd’hui. »

Vous venez d’évoquer la mutation vers les supports numériques. Que pensez-vous de cette évolution?

« La bande dessinée doit s’adapter à ces nouveaux supports de publication et va forcément y prendre une autre forme. On ne lit pas sur écran comme on lit sur du papier. Je ne sais pas du tout quelle forme prendra la bande dessinée à l’avenir mais je ne suis pas inquiet. J’ai vraiment confiance en la créativité des auteurs, je suis certain qu’ils ont cette capacité pour inventer de nouvelles formes sur écran. Je pense que nous connaissons un basculement de civilisation énorme et cela ne m’effraie pas. C’est une opportunité pour la création d’explorer de nouveaux champs d’expérimentation et d’expression. »

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À propos de Nicolas Albert

Nicolas Albert est journaliste à La Nouvelle République - Centre Presse à Poitiers et passionné de bande dessinée. Auteur de plusieurs livres sur ce sujet (Atelier Sanzot, XIII 20 ans sans mémoire…) ou de documentaires, il est également commissaire d’expositions (Atelier Sanzot, Capsule Cosmique, Boule et Bill, le Théâtre des merveilles…) et coordinateur des concerts de dessins pour le festival international de la bande dessinée d’Angoulême. Sur twitter: @_NicolasAlbert
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