Philippe Squarzoni : “La prise de conscience est nécessaire, mais je ne suis pas sûr qu’elle soit suffisante”



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Rencontre et échange avec Philippe Squarzoni pour la sortie de Saison Brune, un ouvrage dense qui aura exigé près de quatre ans de travail à son auteur. De nombreuses lectures et rencontres avec des climatologues ont nourri ce qui n’est pas tout à fait une bande dessinée documentaire, ni d’investigation. Philippe Squarzoni revient sur les étapes qui ont mené à ce récit d’une prise de conscience et d’une impuissance face aux dangers de nos modes de vie.

Comment avez-vous réussi à entrer dans ce domaine du climat dont vous n’êtes pas du tout spécialiste ?

Les premières choses que j’ai lues, ça doit être les résumés pour décideurs du Giec [Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat]. Et le premier bouquin devait être celui de Jean-Marc Jancovici, L’Avenir climatique. C’était un livre assez complet, clair, accordant beaucoup de place dans la première partie à la science, à ce que peut nous dire la science sur le climat, ce que sont l’effet de serre et nos émissions de gaz à effet de serre. Le fait que cette première partie m’ait intéressé a fait que j’ai décidé que la première partie de mon livre développerait aussi ces aspects-là. Je me suis dit que ça pouvait intéresser d’autres personnes d’en apprendre un peu plus.

Au fur et à mesure, les thèmes se poussent les uns les autres comme des dominos. On lit des choses sur le climat, on voit d’où viennent les émissions et donc on lit les auteurs qui cherchent à répondre à la question « comment faire pour réduire nos émissions ». Et les différences sont grandes entre ceux qui prônent la croissance verte, les décroissants et autres. Donc j’ai lu un panel assez large. Et puisque je n’y connaissais rien au départ, je n’avais pas d’opinions arrêtées. Mais la porte d’entrée n’était pas difficile à trouver : qu’est-ce qui nous incite à la prendre, à aller vers la recherche d’information sur le climat ? Pas grand chose, mais l’information est là.

Une fois, un journaliste m’a demandé si c’était un travail d’investigation, mais pas du tout ! Il n’y a aucune nouveauté, le contenu vient des lectures que j’ai faites, des gens que j’ai interviewés. Le livre est extraordinairement redevable de cet apprentissage. Mais il n’y a rien qui ne soit pas su. On sait tout sur le climat, mais on sait sans savoir : on sait que c’est grave, mais probablement, comme moi avant, on ne sait pas de quoi il retourne.

Comment les scientifiques que vous avez rencontrés accueillaient votre démarche ?

Très bien. Je ne pense pas qu’ils avaient en tête ce que pouvait donner une bande dessinée sur le réchauffement climatique parce que ce n’est pas clair dans l’esprit des gens. Si j’avais dit que je faisais un documentaire de cinéma ça leur serait peut être apparu plus facilement. C’est un peu ce que je leur disais : imaginez que ce soit un documentaire de cinéma, vous apparaîtrez face caméra. Mais pour ce qui est de m’accorder du temps, de répondre à mes questions, je n’ai pas eu de souci du tout. Des gens comme Jean Jouzel, Hervé Le Treut, Stéphane Hallegatte, Jean-Marc Jancovici ou Bernard Laponche sont désireux de partager et de faire connaître.

Maintenant, vous vous considérez comme un spécialiste du sujet ?

Non, comme un amateur, parce que j’ai beau avoir travaillé presque quatre ans sur ce bouquin, le temps de documentation était de dix mois, à lire et à faire des interviews. Mais dix mois ça reste très court par rapport à des gens qui tous les jours de l’année travaillent là-dessus. Le reste du temps est essentiellement consacré à l’écriture et au dessin. Alors j’ai continué à lire, et de temps en temps, à prendre un livre et approfondir un peu les questionnements ou lire des articles de journaux ; mais essentiellement, ce sont les dix premiers mois qui sont dans le livre. Et la bande dessinée a ce défaut : c’est extraordinairement chronophage de dessiner. Je pense que si je n’étais pas auteur de bande dessinée et que j’avais eu un livre à écrire, il m’aurait fallu six mois, une fois les dix premiers mois passés. Là il m’a fallu plus de trois ans.

Cette bande dessinée synthétise tous les éléments sur la question, mais sa validité est limitée dans le temps du fait de ces délais. Le choix de la bande dessinée est-il approprié pour un tel sujet ?

Je pense que ce n’est pas tant le problème : si les chiffres évoluent, ils évoluent de toute manière de la même façon. La bd est limitée dans le temps parce qu’elle va me prendre du temps à faire, et aussi parce que comme c’est aussi un récit, je ne peux pas mettre des chiffres qui soient postérieurs au moment où je raconte les événements. Alors la bd s’étale entre 2006 et 2010 – il n’y a pas mars 2011, Fukushima, dans l’album –. Mais est-ce que c’est vraiment un problème ? Est-ce que les chiffres de 2005 sont tellement différents des chiffres de 2012 si ce n’est que les chiffres de 2012 sont pires ? Est-ce que ce qui se passe en 2008 est tellement différent de ce qui se passera en 2014 ? J’espère avoir tort mais j’imagine que, malheureusement, la bd sera toujours d’actualité en 2014.

Donc ce n’est pas de l’actualité brûlante, ce ne sont pas les tous derniers chiffres que vous pouvez avoir, mais mes chiffres sont bons. Je ne veux pas participer à l’information twitter : les chiffres d’il y a quelques années sont bons, et les tendances sont les mêmes entre 2006 et 2010. Elles vont vers une aggravation, et malheureusement je ne pense pas que ce sera caduque – mais si ça le devient, tant mieux. La seule chose qui pourra rendre le livre caduque, c’est qu’on s’empare du problème et que les chiffres des émissions baissent. Et alors là, je me réjouirai. Mais si notre trajectoire n’est pas infléchie, il est probable qu’on pourra acheter le livre en 2015 et corriger mentalement les chiffres.

Avec les élections, et la question écologique assez peu présente dans les débats, vous conservez la note pessimiste avec laquelle vous finissez le livre ?
C’est vraiment stupéfiant, quand on pense aux dernières élections présidentielles où ce thème était par contre très présent, et là, il est absent. Alors je sais pas pourquoi Éva Joly est aussi peu populaire – peut-être qu’il y a un problème de personne, ce sont des élections [les présidentielles, NDLR] très centrées sur les personnes et pas sur les programmes.

D’une façon générale, j’ai l’impression qu’il y a un ras-le-bol par rapport à la question climatique. Peut-être par découragement, parce que les gens se disent qu’on ne peut rien faire, ce qui est faux. Le livre dit qu’on pourrait faire des trucs. Je dis aussi qu’à mon avis on ne les fera pas, mais ça n’est pas important. L’important c’est : est-ce qu’on peut les faire ?

Je pense que la crise de 2008 et sa contagion y sont pour beaucoup : ce sont d’autres inquiétudes qui viennent s’installer, et qui sont plus immédiates pour les gens qui perdaient leurs emplois en 2008-2009, ceux qui ont vu les banques s’effondrer, la note de la France menacée d’être abaissée… Toutes ces choses-là sont anxiogènes. Malheureusement, ça montre aussi que dans la tête des gens, l’écologie c’est quelque chose dont on s’occupe quand l’économie va bien. Et c’est malheureux parce que ce n’est pas une fois qu’on aura relancé la croissance qu’on s’occupera d’écologie, parce quand on aura relancé la croissance, on vivra contre l’écologie. Il faut se saisir d’un même mouvement de la crise des subprimes, de sa contagion à la dette publique et de la crise écologique pour en profiter pour réformer notre système en profondeur. Parce que d’une certaine façon, ce sont les mêmes logiques de court-termisme. Cette transformation de l’économie en un tout financier fait que le but n’est pas l’économie réelle qui se soucie des hommes, des architectures sociales et de l’environnement. Tout ça est aveugle à l’épuisement des ressources, au climat, aux pays du Sud, à toutes ces choses qui sont lointaines dans le temps et l’espace.

Avez-vous réussi à intégrer tout ça quotidiennement ?
Non, c’est impossible. Si on pouvait facilement intégrer au quotidien les contraintes climatiques, il n’y aurait probablement plus de crise. Mais le problème est que ce que l’on peut faire individuellement n’est pas du tout à la hauteur, et c’est bien pour ça qu’il y a une contradiction fondamentale. C’est un double piège. Certains nous disent qu’il faut faire attention à nos comportements, mais à mon avis c’est une impasse. Ça ne veut pas dire pour autant qu’il ne faille pas faire attention, qu’il ne faille pas avoir pris conscience, mais les changements doivent se jouer à un autre niveau, un niveau politique. Et on ne peut pas imaginer que les politiques s’en emparent si la population n’en a pas pris conscience.

Maintenant se pose la question de la démocratie : est-ce qu’il y a une communication entre ce que veulent les populations – si tant est qu’elles en aient pris conscience – et ce que font les politiques ? C’est peut-être là que l’on voit que nos systèmes politiques ont pris des composantes oligarchiques qui font que cette communication est coupée et que le lien n’est plus aussi nécessaire et évident qu’avant. C’est ce qui me rend aussi pessimiste : la prise de conscience est nécessaire mais je ne suis pas sûr qu’elle soit suffisante. Le système a trouvé des façons de perdurer en coupant les connexions démocratiques à travers l’Europe, les instances supranationales, les agences de notation, le renforcement de la finance… Ce qui fait qu’ils peuvent nous mettre le pistolet sur la tempe et nous dire : « Sauvez-nous ! Sinon vous coulez avec nous ».

Le livre établit ce constat, mais dans quel but ? Quelle est votre intention? D’aider à la prise de conscience ?
C’est la question qu’on me pose souvent et à laquelle je ne peux pas répondre. Je ne travaille pas en me disant qu’il faut que je mène le lecteur à tel endroit. J’ai une préoccupation (là c’est le climat, mais ça peut être le partage des richesses pour les précédents livres) et elle m’occupe. Comme je suis auteur de bande dessinée, j’ai envie d’en parler en bande dessinée. Mais ma préoccupation principale, c’est le livre, c’est de réussir le livre. C’est comme une espèce de petite présence à mes côtés qui est abstraite. Et plus j’y réfléchis, plus je comprends la nature du livre – et ça va être à moi de la réaliser. Le cinéma a un beau mot pour ça, « réalisateur ». Il va falloir que je transforme cette petite chose abstraite en une grosse chose concrète, à faire en sorte qu’elle ait un minimum des défauts qui sont les miens, que je comprenne au mieux ce qu’elle est, et que j’arrive au mieux à la réaliser. Mais je pense pas du tout au lecteur ou à moi, je pense au livre, à le réussir.

Ça peut paraître étonnant : qu’est-ce que ça veut dire un livre sans lecteur ? Je pense que j’ai le cul entre deux chaises, je m’en rends bien compte. Et c’est vrai que la question s’est posée : quand il a fallu finir, mon éditeur m’a demandé si ça serait optimiste. Il y a la porte de sortie technique (je vais pas détailler ici) mais en même temps je n’y crois pas. C’est une fin qui n’en est pas une et ça me semblait parfait, parce que l’histoire n’est pas finie. La nouvelle histoire dans laquelle il faudrait qu’on s’inscrive n’a pas encore commencé. Le livre ne se finit pas, mais je trouve ça très bien, et j’espère que les lecteurs tournent la dernière page en espérant qu’il y en ait une autre.

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