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EN SALLE

Un premier roman. Encore ? Pourquoi s’en priver ? Surtout que celui que je vais vous présenter est une p’tite pépite. Son auteure est âgée de 24 ans seulement. Claire Baglin signe avec En salle un court roman singulier qui nous parle du monde du travail.

Une thématique peu exploitée par les auteurs. Si le secteur tertiaire est privilégié, le travail en usine ou dans un fast-food, qui y ressemble par bien des points, n’est pas souvent racontée. Thomas Flahaut, un auteur que je suis, le fait particulièrement bien. C’était le cas ici et encore . Joseph Ponthus avait également abordé talentueusement le sujet avec A la ligne.

La narratrice, étudiante, décroche un job d’été dans un fast-food. Elle raconte la cadence à tenir, les managers aux aguets, les procédures à suivre à la seconde… En parallèle, un autre récit s’offre au lecteur. Celui du quotidien de cette même narratrice dans sa famille, entre son père Jérôme, sa mère Sylvie et son petit frère Nico. Une famille modeste qui garde un oeil sur les dépenses. Toujours. Une famille pour qui un déjeuner au fast-food reste une exception alors que l’aînée de la famille évolue désormais dans l’envers du décor.

 

Les deux récits se répondent. Dans le premier une jeune femme de 20 ans qui découvre l’aliénation du labeur ouvrier et la souffrance d’un corps, sous le regard inquisiteur des « mana ». Pour éviter la salle et la cuisson des frites, pour essayer d’être en poste au Drive, les équipiers tentent de trouver la bonne stratégie…

De l’autre, un père qui, chaque jour, raconte sa journée à l’usine, pénible. A cause de la chaleur, des odeurs. Fier cependant d’y retourner quand sa fille, elle, s’en ira poursuivre ses études, une fois la fin de l’été arrivée. Un même rythme qui raconte le quotidien des ouvriers et des employés qui répètent des tâches. Sans cesse. Dans un climat de stress.

Une écriture précise. Pointue. Qui claque. En cadence.

Extraits

 Page 59 : « Après trois semaines au drive, je suis désormais en salle, le royaume dont personne ne veut, constitué du lobby intérieur où mangent les clients, de la terrasse, des toilettes et du local poubelle. Je suis en salle parce que je viens d’arriver et que les nouveaux servent à être là où personne ne veut travailler. Je comprends que je vais rester à ce poste. Lorsque je sers un des plateaux posés sur le comptoir, je sais que les équipières de l’autre côté se sont battues pour être derrière le rectangle en béton du comptoir, planquées.
J’apprends que la formatrice s’appelle Chouchou et qu’elle est manageuse en salle. Chouchou précise qu’ici tout le monde l’adore et quand elle nous laisse à midi et passe la porte automatique, elle se retourne et s’écrie salut les filles, trop heureuse de partir en pause. »

 Pages 108-109 : « Les signaux sonores, lents, deux en même temps, rapides, au début j’hésite, c’est les friteuses qui sonnent ou les poissons panés plus loin dans la cuisine ? À la fin je sais, le bruit vient de ma poitrine comme quand les basses la font vibrer, comme quand je posais ma main d’enfant sur mon coeur avec l’impression qu’il allait exploser au son des Démons de minuit. De nouvelles alarmes, les commandes internet sur le tableau de bord derrière moi, mes mains sont trop grasses, le bruit me fatigue, je secoue la panière, lâche, reprends, ça sonne, volte-face, la pelle avec le sachet au bout, la panière suspendue au-dessus des cuves, égoutter, secouer doucement, l’huile crépite et vient pincer mes avant-bras, allez c’est bon là, il faut pas y passer des heures non plus, je la vide, je la jette  avec les autres. Les clients qui renvoient leurs frites trop froides, envie de plonger leurs mains dans l’huile bouillante, les miennes rouges, le sel griffe. »
Pages 124-125 : « Une heure avant de partir pour la cérémonie, Jérôme veut se laver les mains. Il demande à Sylvie où est la brosse à ongles, puis il s’applique. Les poils durs frottent les contours des doigts, là où des arcs de cercle noirs se sont formés. Mon père frotte mais ces traces sont imprimées de façon indélébile sur sa peau. Il s’acharne mais seules les peaux mortes se détachent, la crasse, elle, reste et Jérôme répète, mais c’est pas possible, c’est pas possible. Il perd patience, on doit partir. Il ouvre le robinet avec trop de force
pour rincer la brosse et sa chemise violette est trempée par endroits, il s’essuie avec un peignoir. Il doit encore cirer ses chaussures et les marques ne partent pas. Jérôme fatigue, tout ce qu’il a dévissé, graissé, tout ce qu’il a réparé la veille et maintenant les stigmates, impossibles à estomper. Il sort de la salle de bains pour trouver Sylvie et lui dit, je peux quand même pas y aller comme ça et Sylvie, penchée au-dessus du lavabo, frotte les mains de Jérôme comme un vêtement taché. Jérôme répète, je vais jamais avoir le temps de cirer mes chaussures et je vais me salir, je suis dégueulasse, je peux pas y aller, il faut que je change de chemise, non je peux pas y aller comme ça, c’est foutu, c’est foutu. Sylvie s’acharne sur ses mains, mais Jérôme regarde déjà ailleurs comme s’il s’abandonnait, là, au creux du lavabo. »
 En salle, Claire Baglin, Editions de Minuit. 

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