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« Je me considère héritier de cette conscience ouvrière. On hérite de ce qui est mort de toute façon. » Dans le journal suisse Le Temps, en septembre dernier, Thomas Flahaut résumait aussi son travail, engagé en 2017 avec la publication de son premier roman « Ostwald » qui déjà évoquait le monde ouvrier dans un contexte post-apocalyptique, en présumant d’une explosion à la centrale nucléaire de Fessenheim.

Il est revenu à la dernière rentrée littéraire avec « Les nuits d’été ». Un roman terriblement ancré dans la réalité. Et pour cause. Thomas Flahaut, bientôt trente ans, s’est inspiré de sa propre expérience dans une usine du Jura bernois, en Suisse. Lui-même fils d’ouvrier, il a rejoint une entreprise plusieurs mois durant en 2013 afin de pouvoir financer ses études.

Il a gardé les odeurs, les bruits, les machines monstrueuses en mémoire. Tout comme la reproduction sociale qui s’y joue pour raconter au plus près de la réalité les histoires croisées de Thomas (comme un alter ego littéraire), Louise sa soeur jumelle et leur ami d’enfance Mehdi.

Eté 2016. Thomas rejoint pour la première fois l’usine où son père a travaillé toute sa vie. Il y retrouve Mehdi, un peu perdu de vue. Ils sont 25 ans. Mehdi se partage entre les stations de ski l’hiver et l’usine l’été. A cela s’ajoute les marchés qu’il parcourt avec son père, ancien ouvrier de l’usine devenu marchand de poulets grillés.

Thomas est étudiant à Besançon. Enfin, était. Il a cessé de se rendre à la fac. Et n’a encore rien dire à ses parents. Seule sa soeur jumelle, Louise, est au courant. Ils partagent le même appartement. Louise, brillante étudiante en sociologie, doit entamer sa thèse dès cet été. Compliqué de s’y mettre. Elle regagne le quartier des Verrières où elle a grandi. Et retrouve Mehdi.

Elle sait que son travail portera sur les ouvriers frontaliers qui comme son son frère et son ami gagnent la Suisse pour rejoindre l’usine Lacombe. Une usine où les cadres suisses viennent annoncer une mauvaise nouvelle. Celle de la fermeture prochaine.

Pour beaucoup, l’horizon se bouche d’un coup. Thomas sombre. Mehdi doute et tombe amoureux. Puis viendra le drame.

Thomas Flahaut raconte son roman :

Au fil des pages, une « littérature d’usine » dont il a trouvé l’inspiration dans « L’établi » de Robert Linhart. Le militant maoïste avait rédigé son livre après avoir passé un an dans une usine Citroën.

Un roman passionnant parce qu’il parle d’un monde trop souvent oublié par la littérature contemporaine. Dans une société de services de plus en plus dématérialisée,  le travail à la chaîne n’inspire visiblement pas. Ou plus. Thomas Flahaut, lui, a décidé de ne pas perdre de vue la classe ouvrière.

Extraits 

 Page 35 : « Une nouvelle semaine commence ainsi, aussi normale, habituelle, que si elle était pour Thomas la centième. Il prend place devant la Miranda. Ses mains se mettent à penser à sa place lorsqu’elle gueule, tressaute. Il faut replacer le fil de cuivre cassé dans la fileuse. Il faut ramasser le stator tordu par le bras mécanique en grimpant dans le ventre de la machine quand la pompe à air foire et que s’affiche sur l’écran de contrôle le message annonçant Error Vacuum. Thomas se repose dans le silence des autres et leurs conversations économes sur la chaleur à crever le jour et la douceur des nuits, les Suisses qu’on ne voit jamais mais qu’on déteste, les motos tant aimées qu’on pourrait en sculpter des totems, la Ducati, la Honda, la Kawasaki, et dont on articule les noms avec autant d’évidence que si elles étaient des compagnes de chair et d’os. Devant sa facilité à intégrer l’univers nouveau de l’usine, Thomas songe qu’elle est peut-être le lieu de sa naissance. »

Page 137 :« La fin va arriver. Elle va arriver très vite. Ce soir, les polos verts ont commencé à démonter la Miranda de Steven. Déjà, elle a été dépouillée de tous ses éléments mécaniques, les plus longs à démonter. Au bout de la nuit, il n’en demeurera plus rien, ou presque. Il n’y aura plus à sa place que du vide. Un vide que Mehdi ne peut s’empêcher de trouver mélancolique Il sait que son père ne travaillait pas sur une Miranda de temps où il passait ses nuits chez Lacombe, mais il associe le dévissage de ces machines qui ont bousillé son père, entraîné par effet domino le départ de sa mère avant de la lâcher là, lui, le fils, le produit de ces démolitions successives, sans possibilité immédiate de gagner de quoi vivre, avec pour seul horizon la fuite. « 

Page 143 :« […] Tout à l’heure, toquant à la fenêtre passager, Louise l’a réveillé. Mehdi s’était arrêté près de la douane. Endormi, Thomas ne s’en était pas rendu compte. Inquiète, sa soeur a voulu lui faire promettre de démissionner dès le lendemain, d’aller voir un médecin. Mais ça, il ne peut pas. Travailler chez Lacombe constitue désormais en enjeu existentiel, presque mystique. S’il ne tient pas jusqu’au bout, jusqu’à ce que la dernière machine soit démontée, Thomas en est persuadé, il est perdu. Mais ça, il ne l’a pas dit à Louise. Il ne l’a dit à personne. Il le sait, il aurait l’air d’un fou. Je verrai, je ferai attention, c’est tout ce qu’jl lui a répondu. »

« Les nuits d’été », Thomas Flahaut, Editions de l’Olivier, 18€.

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