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HOMMES BLOG

Un univers double. Pas banal. Emmanuelle Bayamack-Tam, qui avait remporté le Prix du Livre Inter 2019 avec « Arcadie » ( pas lu) signe sous le nom de Rebecca Lighieri ses romans les plus noirs, ceux où la violence physique rythme les chapitres. Avec « Les garçons de l’été », dont vous trouverez la critique icij’avais pu savourer l’autre écriture de celle dont j’avais déjà beaucoup aimé « Je viens »

Avec « Il est des hommes qui se perdront toujours », – un titre tiré d’un texte d’Antonin Artaud que l’auteure apprécie particulièrement -, nous voici plongés dans une cité, fictive, des quartiers nord de Marseille. Là, sous le soleil et près d’une colline qui la sépare des gitans, vit une famille. Dysfonctionnelle. Il y a le père, Karl. Un Belge arrivé là par hasard avec une femme qu’il ne sera pas garder. Avec Loubna, il a fondé une famille, composée de trois enfants. Deux garçons et une fille qui ont eu à coeur, année après année, de rester vivants. Karl est violent, maltraitant. Infect. Aux limites de la folie. Sa femme se tait, concentrée sur les maux de son benjamin, Mohand, alors polyhandicapé et souffre-douleur officiel de son père.

L’aîné, Karel, est le narrateur de ce roman noir et social. Joli garçon perdu dans ses désirs et une réalité castratrice. Eprouvante. Mais il veut tout faire pour s’en sortir. Dans la légalité. Ou presque.

Sa soeur, Hendricka est une jeune fille si belle qu’elle trouvera là un moyen de s’échapper. Loin. Loin de parents héroïnomanes, isolés, esseulés qui dans une cité Antonin-Artaud, pauvre et reléguée aux confins de la ville. Une cité dans laquelle résonnent très souvent des chansons d’amour. Comme pour oublier que l’espoir s’en est allé. Loin.

Karel et sa fratrie. Années 90 et 2000. Des pages de tristesse, de pauvreté. Et de violence. Sans pathos. Sans misérabilisme. Mais sans beaucoup d’espoir non plus. Et puis un jour, c’est d’ailleurs sur ces images que s’ouvre le roman, Karl est retrouvé mort. Le crâne défoncé. Qui a bien pu faire le coup ? Qui n’avait pas une bonne raison de tuer cet homme ? Les enfants n’ont-ils pas caché, des années durant, derrière leur poster préféré, un morceau de papier sur lequel figuraient les lettres JVTMP ? Pour « Je veux tuer mon père « .

Alors Karel raconte. Sans fausse pudeur. C’est violent, parfois dérangeant. Mais vivant. Loin des communautarismes dont on voudrait parfois accuser la deuxième ville de France, chez Rebecca Lighieri, le melting-pot marseillais n’est pas un vain mot entre les mots d’IAM et de Céline Dion, de Mike Brant ou les refrains de Notre-Dame de Paris…

Derrière la cité, il y a le Passage 50, où vivent gitans et manouches. Une grande famille dans laquelle les trois enfants trouveront leur place.

Dans ce roman la violence est physique, mais aussi sociale. Psychologique et symbolique. Et quoi faire de cet héritage des pulsions destructrices paternelles ? Karel et Mohand en auront une approche différente. Mais pour quel résultat ?

Un roman puissant. Lumineux et noir à la fois. Une réussite qui nous parle de vengeance et de malédiction. Un roman d’apprentissage pour Karel qui grandit, qui s’émancipe, qui élargit les limites de son territoire. Sans parvenir cependant à changer complètement d’univers.

Rebecca Lighieri nous parle ici de son travail d’écriture  : 

 Extraits

Page 103 :« Pour autant que je sache, mes parents ne sont pas séropos. Ils sont juste esquintés par la drogue, la clope, l’alcool, l’absence de soins, et sans doute aussi l’absence d’amour et l’absence d’espoir. Finalement, dans la scène de défonce que j’ai surprise il y a cinq ou six ans, il y avait peut-être les seules preuves d’attention et de tendresse qu’ils étaient capables de se donner, c’est-à-dire pas grand-chose : la précaution qu’elle a prise de le shooter avant elle, son effort infructueux à lui pour l’aider à trouver une veine pas trop esquintée, puis leur torpeur commune dans l’odeur de l’héro chauffée au briquet dans une cuiller noircie. Toutes nos cuillers finissent par l’être. Un jour, j’ai vu Mohand les considérer pensivement avant de les jeter dans l’évier et de les récurer les unes après les autres. »

Page 129 : « Contrairement aux adultes qui m’entourent, mes parents, nos voisins, les gitans de passage, je veux faire des études. Les plu courtes et les plus qualifiantes possible. Il n’est pas question que je me lance dans des trafics, pas question que je fasse les marchés ou la saison des fraises à Alméria, pas question non plus que je taille la route, sac au dos, comme l’on fait Karl et Yolanda à mon âge. Je veux un diplôme, quelque chose qui me permette de trouver du taf partout en France – et celui d’aide-soignant, je peux l’avoir en un an. Une fois que j’aurai assuré mes arrières, rien ne m’empêche de passer le concours d’infirmier, mais on n’en est pas là. Mon objectif, c’est de quitter Marseille, mon père – et Shayenne. »

Page 311 :« Mohand rentre à la cité. Il va s’occuper de sa mère, parce qu’il est le meilleur fils du monde, celui que tous les parents devraient se souhaiter. Et moi je rentre rue Consolat, retrouver Shayenne, sa déception et son ennui. Car je la déçois et elle s’ennuie. Son rêve, désormais, c’est que nous achetions une caravane et que nous partions sur les routes, comme le faisaient ses ancêtres. Ma fille du voyage… Si elle savait que mon rêve à moi, c’est de dormir dans mon grand lit carré jusqu’à la fin du monde ! C’est d’ailleurs ce que je fais à tout bout de champ : dormir, passionnément, roulé en boule sous mon boutis fleuri, ou voluptueusement étendu en travers des draps monogrammés de Mariette Zatmano. Dormir et oublier, dormir et rêver que mon frère a ressuscité Gabrielle, et qu’elle vient vers moi, son visage clair sous ses mèches sombres, son beau sourire, ses bras qui s’ouvrent en me voyant. On n’en est pas là, mais mon père est mort, et c’est déjà ça. Mon père est mort, et c’est un bon début. »

« Il est des hommes qui se perdront toujours », Rebecca Lighieri, P.O.L., 21 €. 

 

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