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Chloé Delaume agite le landerneau de la littérature depuis une vingtaine d’années. Une magicienne des mots que cette auteure que j’ai eu la chance d’interviewer il y a quelques années quand elle vivait encore à Tours (Indre-et-Loire). De quoi me souvenir d’une rencontre étonnante et enrichissante.

Je n’ai pas lu toute son oeuvre. Le dernier roman pour moi, c’était Le coeur synthétique.

Je l’ai retrouvée avec plaisir en cette rentrée littéraire. L’histoire de Pauvre folle ? Pour comprendre la nature de sa relation avec GuillaumeClotilde Mélisse observe les souvenirs qu’elle sort de sa tête, le temps d’un voyage en train direction Heidelberg.

Comme une résonnance

Tandis que par la fenêtre défilent des paysages de fin du monde, Clotilde revient sur les événements saillants de son existence. La découverte de la poésie dans la bibliothèque maternelle, le féminicide parental, l’adolescence et ses pulsions suicidaires, le diagnostic posé sur sa bipolarité. Sa rencontre, dix ans plus tôt, avec Guillaume, leur lien épistolaire qui tenait de l’addiction, l’implosion de leur idylle au contact du réel.

Car Guillaume est revenu, et depuis dix-sept mois Clotilde perd la raison. Elle qui s’épanouissait au creux de son célibat voit son cœur et son âme ravagés par la résurgence de cet amour impossible.

La décennie passée ne change en rien la donne : Guillaume est toujours gay, et qui plus est en couple. Aussi Clotilde espère, au gré des arrêts de gare, trouver une solution d’ici le terminus.

Dans toutes les histoires d’amour se rejouent les blessures de l’enfance : on guérit ou on creuse ses plaies. Chloé Delaume explore cette réalité, à l’aune de sa propre histoire, le tout en vers de huit à douze pieds. « 90% de ce qui arrive à Clotilde m’est arrivé », assume Chloé Delaume dans une interview au Monde, en septembre.

Pour tenter de (se) comprendre sa relation à Guillaume, Clotilde extirpe ses souvenirs les uns après les autres de son propre cerveau, afin de reconstituer un puzzle tandis que le train avance dans la nuit. De quoi ausculter ce qui a construit cette histoire d’amour et de mots. Mais avec le filtre féministe de l’auteure, sans oublier celui de son humour ravageur. Au final, un roman enthousiasmant, détonnant et terriblement moderne.

Rappelons que Chloé Delaume a fait sien l’univers de l’autofiction. La quinquagénaire un peu rock se définit elle-même comme « personnage de fiction ». Née Nathalie Derain, elle s’est choisie un prénom (issu de L’écume des jours) et un nom (issu de L’Arve et l’Aume, d’Antonin Artaud) pour réinventer son avenir après des épisodes extrêmement traumatiques (son père a tué sa mère devant ses yeux, avant de se suicider).

« La fin du monde n’a pas du tout la forme prévue », débute et achève son livre. Tout un programme ! Un roman à savourer.

Extraits

Page 11 : « Clotilde ne veut pas crever avant d’avoir vu les filles et les femmes se relever une à une en se tenant la main. Carmagnole sororale démantelant un système qui colonise corps et pensée ; renversant en riant les valeurs de la phallocratie ; détruisant en choeur de colère les bastions du souverain virilisme. Ensemble elles doivent dans sans le son des canons : on ne peut pas tuer les moeurs, juste les faire évoluer. Briser le plafond de verre ne se fait pas à la hache, trancher la jugulaire ou le sexe des mâles alpha saloperait la moquette et en faisant des martyrs. Ce ne sont pas des armes qui leur sont nécessaires, mais plutôt des outils. »

Page 147 : « Sur la tablette il y a des miettes, Clotilde prestement la nettoie. Il lui reste moins de deux heures avant de descendre au train et d’effectuer le dernier changement. Le temps presse, il lui faut comprendre à quoi ressemble le puzzle, si possible avant d’atteindre Heidelberg. Elle ressort de son crâne les souvenirs fermement cousus de fil blanc et de plastique, tente de lire dans la mosaïque, constate qu’il manque des éléments. Alors elle plonge une main tout au fond de sa tête et saisit un petit bout de mémoire gélatineux. Elle le presse légèrement entre le pouce et l’index, ça fait de la musique, un début de mélodie, clochettes électroniques, cordes synthétiques, une envolée. »

Page 188 : « Où vont les souvenirs quand ils sont engloutis ? Combien perd-on de souvenirs tout au long de sa vie ? Que reste-il des corps quand on ne s’en souvient plus ? Des souvenirs d’elleetlui, des souvenirs récents, c’était le plus précieux, le cube rose comme de la chair, l’ouverture porte bleue. A quoi sert le puzzle si sa mémoire y meurt ? Clotilde a chaud maintenant, très chaud, elle est en sueur. Elle n’a pas très envie de se rappeler la suite. Elle n’a pas très envie mais il le faut. Ce qu’elle arrache de la tête ressemble à une escalope, un morceau de dinde morte, de dinde élevée au grain, très fin, un peu gluant, aux reflets jaunis de gras. Il est si malléable que le coudre au puzzle s’opère en un tournemain, Clotilde, de ses petits ciseaux, coupe le fil, le noeud fait. Elle a aussi de plus en plus envie de pleurer. »

 Pauvre folle, Chloé Delaume, Seuil, 19,50€

 

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