Flux pour
Articles
Commentaires

Rentrée littéraire

MEMORIAL DRIVE

Un récit intime. Qui aborde à la fois le sujet des violences conjugales et la question raciale. Natasha Trethewey est une écrivaine et poétesse américaine qui s’était pourtant jurée de ne pas en parler. Jamais.

« Quand j’ai quitté Atlanta en jurant de ne jamais y revenir, j’ai emporté ce que j’avais cultivé durant toutes ces années : l’évitement muet de mon passé, le silence et l’amnésie choisie, enfouis comme une racine au plus profond de moi », explique la quinquagénaire, lauréate du prix Pulitzer en 2006 puis Poet Laureate en 2012 et 2013.

Si elle était jusque-là assez méconnue en France, Natasha Trethewey est une voix qui compte outre-Atlantique.

Ce récit, puissant, sensible et si ancré dans la réalité, nous emmène aux Etats-Unis, dans le sud de cet immense pays, et plus précisément dans le Mississippi. A une époque où un mariage entre un Blanc et une Noire était encore interdit.

Natasha Trethewey est issue d’un couple mixte. Son père est blanc, et ses parents doivent se rendre jusque dans l’Ohio pour pouvoir se marier, avant de revenir vivre dans le sud, où les mariages interraciaux sont encore interdits dans certains Etats. Lors de son accouchement, sa mère est transférée à l’étage des gens de couleur à la maternité.

Nous sommes dans les années 60. A cette époque, on tue toujours dans le Mississippi des gens pour la seule raison de la couleur de leur peau. C’est l’époque du mouvement pour les droits civiques, de la résistance des Afro-Américains face à une violence omniprésente, où les activistes sont abattus, et où le Ku Klux Klan fait brûler des églises.

Après cette première union, s’en suivront une rupture, un déménagement puis une seconde union, pour sa mère Gwendolyn, avec un vétéran du Vietnam, Joel, que la jeune fille surnomme « Big Joe« . Un homme qui se révèle rapidement être alcoolique et violent.

téléchargement.OKjpg

Natasha Trethewey et ses parents, 1966 (@ Natasha Trethewey)

Un calvaire, long de dix ans, commence. Natasha est, elle, aussi maltraitée.

Alors qu’elle croit gagner sa liberté, la violence rattrape toujours cette mère de famille qui met au monde un deuxième enfant.

Alors, à travers ces lignes, sa fille lui rend un hommage vibrant. Reprenant l’histoire familiale jusqu’au drame du 5 juin 1985, quand Gwendolyn meurt, tuée par Big Joe. Malgré la protection policière dont la mère de famille faisait l’objet.

L’autrice a alors 19 ans. Elle entre alors dans un silence lourd, un évitement muet du drame. Pendant plus de trente ans… jusqu’à ce qu’elle croise un jour par hasard dans un restaurant, un procureur-adjoint qui se souvient d’elle et va lui remettre des cartons d’archives autrement vouées à être détruites. Le début d’une quête douloureuse et d’une longue rédemption pour l’écrivaine. Pendant sept ans, elle va tout étudier, tout éplucher. Même les appels que sa mère enregistrait pour donner du corps à ses plaintes.

Avec Memorial DriveNatasha Trethewey, qui évitait depuis de devoir prendre l’autoroute Memorial Drive menant là où elle vivait avec sa mère, affronte enfin cette part d’ombre. Et rend à sa mère, Gwendolyn Ann Turnbough, sa voix, son histoire et sa dignité.

 

Extraits

Pages 18-19 :« Quand j’ai quitté Atlanta en me faisant le serment de ne jamais y revenir, j’ai emporté ce que j’avais cultivé durant toutes ces années : l’évitement muet de mon passé, le silence et l’amnésie choisie, enfouis comme une racine au plus profond de moi. En outre, je n’aurais jamais imaginé que quoi que ce soit puisse me renvoyer dans cette ville, dans cette géographie dont chaque coin de rue renfermait le souvenir d’un passé que j’étais déterminée à oublier tout en essayant d’honorer, autant que possible, la mémoire de ma mère ».

Page 83 :« Quand je commence à dire tout haut que je vais écrire sur ma mère et raconter l’histoire de ces années que je me suis efforcée d’oublier, je rêve plus souvent d’elle en quelques semaines que depuis sa mort. Je la revois d’abord dans la maison de mon enfance, la maison de ma grand-mère. Dans ce rêve, je suis redevenue une petite fille, je la regarde effectuer des tâches ménagères : étendre les draps humides, repasser ou se pencher sur sa machine à coudre, quelques épingles entre les lèvres. D’autres fois, elle apparaît dans des scènes de ma vie présente, dans des lieux où elle n’a jamais été, d’abord méconnaissable, comme si elle était une inconnue. »

Page 152 :

« Salut, Big Joe, lui ai-je dit. Après ça, il n’est pas resté longtemps.

Des années plus tard, je lirais dans les documents du tribunal qu’il avait raconté au psychologue de l’hôpital des vétérans qu’il avait apporté une arme, qu’il avait prévu de me tuer ce jour-là, sur la piste qui faisait le tour du terrain de foot, pour punir ma mère. Il avait renoncé, a-t-il dit durant son procès, parce que je lui avais signe et lui avais parlé gentiment. 

Je ne savais pas encore à quel point cette scène me hanterait pendant des années – avant même de lire les mots de Joel –, mon geste représentant pour moi une espèce de trahison envers ma mère. Avais-je su à l’époque, l’avais-ju su avant tout dans mon corps, que j’avais fait quelque chose qui avait modifié le cours des événements ? S’il m’avait tuée comme il affirmait en avoir eu l’intention, il aurait été appréhendé, déclaré coupable et jeté en prison. Par mon sourire et mon salut, je m’étais sauvé la vie à mon insu. »

Memorial Drive, Natasha Trethewey, Editions de l’Olivier, traduction de Céline Leroy, 21,50€.

 

 

 

Laisser un commentaire

*