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yoan-smadja_belfondUne claque littéraire. De celles qui vous marquent. Pas si fréquent. Mais voilà, il y a des livres, un premier roman de surcroît, et des sujets – le début du génocide au Rwanda en 1994 – qui, combinés, vous donne un livre exceptionnel tant par sa maîtrise du sujet que par le sens narratif. « J’ai cru qu’ils enlevaient toute trace de toi », écrit par le trentenaire Yoan Smadja nous offre tout cela.

Alors que, après des années de lectures sur le sujet (ceux de Jean Hatzfeld, ceux de Scholastique Mukasonga, etc.),  je vais découvrir ce pays en septembre, j’ai savouré la lecture de ce livre. Jusqu’au bout. Jusqu’aux larmes.

Je vous raconte ? Nous sommes en 1994. Au printemps. Trois mois suffiront à faire disparaître plus de 800.000 Rwandais. Leur tort ? Appartenir à « l’ethnie » des Tutsi. Les miliciens Hutu ( comme le président au pouvoir qui a trouvé la mort dans le crash de son avion alors qu’il rentrait de Tanzanie le 6 avril 1994 après avoir signé un accord avec les rebelles Tutsi du Front patriotique rwandais) vont massacré près de 450 Tutsi par heure pendant trois mois.

A coups de machettes, de gourdins, de marteau… Une extermination planifiée qui, cent jours durant, a ravagé un pays, transformant des hommes en bourreaux de leurs voisins, de leurs amis, de leurs cousins.

Ce pays, Yoan Smadja l’a découvert en 2006. Français installé en Israël, il coorganise un voyage alors qu’il est animateur d’un mouvement de jeunesse juif. Il rejoint le pays des Mille collines avec des Français et des rescapés Tutsi pendant une semaine. L’autre partie du voyage s’est fait en Israël. Un choc pour le jeune homme, aujourd’hui gérant d’un restaurant pour une enseigne française, à Tel-Aviv.

 

« Mon objectif a toujours été

de raconter une partie du génocide au prisme du roman »

 

Un choc tel que le jeune homme entame un travail d’écriture immédiatement à son retour, m’a-t-il expliqué par courriel.

 » Il est compliqué d’en cerner le déclic, je dirais que c’est un mélange : trop-plein de sentiments éprouvés sur place lors des visites de lieux dans lesquels des massacres ont été commis, rencontres avec des survivants du génocide, dont des femmes violées, conscience du fait qu’en 1994, bien qu’étant très jeune, j’étais vivant et qu’un événement d’une telle ampleur a eu lieu d’une manière finalement si proche…
Et souhait, aussi, de rendre hommage à ces hommes et ces femmes si nombreux, qui ont péri dans un silence relativement assourdissant, par le biais du roman. »

Son texte aura mis près d’une décennie à « infuser » réeellement, raconte Yoan Smadja

  » J’y ai pensé sans y penser, réfléchissant par touches aux cadres (la résidence de l’ambassadeur de France, entre autres), aux personnages, aux respirations (la cuisine, la vanille), au déroulé, aux scènes marquantes, à la manière dont une femme française (Sacha) réagirait à ce qu’elle voit et à celle dont une jeune maman tutsi (Rose) vivrait la perte de son univers.

Mon objectif a toujours été de raconter une partie du génocide au prisme du roman : il fallait que l’histoire soit vraisemblable, les personnages construits, l’environnement et le déroulé chronologique exacts. Et un matin, alors que plus de 10 années étaient passées entre la première rédaction et ce déclic, je m’y suis mis de manière presque obsessionnelle et l’ensemble a été rédigé en 3 ou 4 semaines. Puis est venu le temps de la relecture, des corrections, etc.
Tout est sorti comme un besoin. »
 Pour écrire son roman au plus près de la vérité, Yoan Smadja a eu affaire à des spécialistes de la question rwandaise.
« Je souhaitais que le roman soit inattaquable s’agissant du déroulé chronologique afin de neutraliser toute potentielle velléité de remise en cause/question de la part des (nombreux, hélas) révisionnistes. Et j’avais le sentiment que je devais bien cette part d’exactitude aux rescapés : je crois qu’il est possible de tenter d’écrire les sentiments de protagonistes de fiction évoluant dans un ensemble rigoureux du point de vue des faits.
Par ailleurs, afin de comprendre comment travaillent les journalistes étrangers, j’ai fait appel à Annie Thomas (AFP) : je voulais connaitre les conditions de travail, la manière dont on évolue dans un chaos pareil, dont on communique avec sa rédaction en chef, dont on mange, on dort, etc. »
« J’ai cru qu’ils enlevaient toute trace de toi » a ainsi été lu par plusieurs des rescapés du voyage effectué en 2006.
 »  j’ai été très heureux – et je crois aussi soulagé – de constater que cela leur a plu. L’une d’entre eux, Jeanne Uwimbabazi, l’a lu avant la publication et ses conseils, corrections et recommandations, comme ses explications au sujet de la perception qu’avaient les Tutsi des événements qui, selon toute vraisemblance, devaient arriver un jour ou un autre, ont été très précieux. »

Revenons à l’histoire. C’est celle de Sacha, grand reporter française envoyée en Afrique du sud. Avec le photographe qui l’accompagne, elle surprend un transport d’armes, de machettes. Et décide de rejoindre le Rwanda, sans savoir encore ce qu’elle va découvrir.

Au Rwanda, justement. C’est là, à Kigali, que vivent Rose, son mari Daniel et leur jeune fils, Joseph. Elle, muette, travaille comme son père avant elle à l’ambassade de France. Daniel, lui, est médecin. Ils sont Tutsi. Leur monde va s’écrouler. Leur amour les tiendra debout. Et vivants. Rose va sans cesse écrire à son mari alors qu’ils sont séparés et que les personnels français de l’ambassade ont été exfiltrés. Daniel va s’accrocher à ses mots tout en aidant Sacha à raconter, à témoigner.

Les débuts du génocide sont là, devant nous. Le drame, en germe depuis des années, va éclater, ravager, décimer.

Un texte fort. Un roman puissant. Et deux portraits de femmes fortes.

Extraits

Page 150 : « Parfois nous parviennent des pleurs étouffés, les échos de chasse à l’homme, des hurlements de voitures roulant à une allure folle. Des hordes de miliciens, aussi. Ils chantent, ils crient, ils disent qu’ils doivent tous nous trouver. A deux reprises au moins depuis l’attentat, je les ai entendus passer à côté de l’ambassade.

Une agitation étrange a régné ces deux derniers jours à la résidence. Ma mère et moi avions très peu vu l’ambassadeur depuis sa prise de fonctions, et depuis l’attentat, il était totalement invisible. De nouveaux soldats français sont arrivés. Leur équipement est neuf. Leurs uniformes sont impeccablement repassés. Ils ont l’air préoccupés. Ils encerclent la résidence., escortent les véhicules qui y entrent et en sortent, filtrent les arrivées. L’ambassade vit à leur rythme désormais. « 

Pages 218-219 :« A quoi rêves-tu ? Toi aussi, ils te forcent à courir ? J’ai pensé au miroir ce matin et je me suis dit que nous avions changé. Notre image sera différente désormais. Même moi j’ai changé. Je sais que la couleur de mes ongles, que les haillons que je porte, trempés d’eau sale et de boue, m’auraient répugné. Vois ce que nous sommes devenus. Des êtres humains aux réflexes d’animaux, cachés entre les pentes mousseuses de nos collines et les arbres trempés par nos averses?. Des êtres humains, étrangers les uns aux autres, abreuvés aux mêmes marais brumeux, tapis dans l’eau pisseuse. Des êtres humains après lesquels courent des gens inconnus, gavés de haine et de vin, convaincus que notre engeance est honnie mais que la révolution est en cours, soutenue par les femmes qui pillent nos maisons abandonnées, nos parcelles confisquées, nos chambres pleines de caresses et d’enfants. Est-ce là le pays que nous aimions ? »

Page 248 : « Entre les Hutu et les Tutsi, la déchirure est celle du quotidien, elle est intime. On dénonce ses voisins. On leur en veut, pour des disputes banales de récoltes, de bétail, de parcelles qui viennent s’ajouter au crime d’être tutsi, et le mobile n’en est que plus justifié. On les tue, parfois, par crainte d’être assassiné. On tue sa compagne ou son compagnon parce que son ethnie n’est pas la bonne. On glisse dans l’absurde. Nos mots de journalistes n’ont plus de sens mais il faut poursuivre, écrire, raconter, témoigner de ce à quoi nous assistons. »

 « J’ai cru qu’ils enlevaient toute trace de toi », Yoan Smadja, Belfond. 17€.

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