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BALLES PERDUES

 

Encore un bon conseil de ma libraire bretonne  ! Une bonne pioche que je veux partager avec vous. Je vous préviens, ce n’est pas le roman le plus drôle de l’année, ni le plus léger. Loin de là !

Jennifer Clement (auteure de « Prières pour celles qui furent volées » notamment), que je ne connaissais pas jusque-là, est poète, biographe et romancière. Elle a grandi dans le Connecticut. La quinquagénaire vit désormais à Mexico.

L’histoire ?

Margot a 17 ans et un nourrisson sous les bras quand elle quitte sa famille et la vie cossue aux bonnes manières dans laquelle elle a toujours vécu. Elle s’installera dans sa voiture, une Mercury dont elle fera un nid douillet pour elle et sa fille. Une solution qui se voulait temporaire. Elle durera quatorze ans…

 

Pearl, à la peau si blanche, va donc grandir sur un parking… à proximité de caravanes habitées par d’autres éclopés de la vie. C’est elle qui nous raconte son histoire. Sans mièvrerie. Officiellement, elle n’existe pas. Pas de papiers, personne pour s’occuper d’elle quand le pire arrive.

Elle va à l’école, sa mère, elle, travaille comme femme de ménage. Elles dînent dans des assiettes en porcelaine de Limoges – vestiges d’une vie révolue – chantent des chansons d’amour, mais dorment dans une voiture qui ne bouge plus depuis des années…

Une vie difficile mais remplie de poésie… et de bonnes manières, même à proximité d’alligators. Pearl et son amie Avril May, elles, multiplient les bêtises. Pour tuer le temps.

Tout bascule cependant quand Eli entre en scène. Le Texan, amateur d’armes à feu et impliqué dans un trafic avec le pasteur Rex, va se rapprocher de Margot, proie si fragile. Petit à petit, il prendra de la place dans la Mercury.

Pearl, devenue adolescente, s’éloigne. Elle sent le danger. Et se réfugie souvent dans la caravane d’un couple de Mexicains pas vraiment honnêtes non plus. Jusqu’au drame.

Au fil des pages, c’est, au coeur de la Floride, l’Amérique des petites gens qui se dessine. Ceux qu’on ne voit plus. C’est l’économie de la débrouille aussi, le quotidien teinté de violence (celle des armes, omniprésentes et de la société de consommation), et la religion pour continuer de croire à autre chose…

Extraits

Page 13 : « Moi ? J’ai été élevée dans une voiture. Et quand on vit dans une voiture, on ne s’inquiète pas des orages et des éclairs. On a peur des camions d la fourrière qui pourraient venir vous enlever. 

Ma mère et moi nous avons emménagé dans une Mercury quand elle avait dix-sept ans et que j’étais un nourrisson. Du coup, notre voiture, garée au bord d’un parking pour caravanes au milieu de la Floride, est le seul chez-moi que j’ai jamais connu. Nous vivions une existence au jour le jour, un peu comme ces jeux où il fallait relier des points et des chiffres pour faire un dessin, on ne pensait pas trop à l’avenir. »

Page 97 :« Ma mère était si gentille qu’elle l’était trop. 

Selon l’avis de certains, quelqu’un d’aussi gentil aurait mérité qu’on l’enferme. 

Elle ne me disait jamais non.

Elle aimait à dire : Je suis comme deux cents grammes de sucre en poudre, si on a besoin de douceur, on peut me demander à toute heure. 

Elle était vraiment deux cents grammes de sucre en poudre. 

Mais la douceur est toujours à la recherche du Grand Méchant Loup. Et le Grand Méchant Loup repère toujours Mademoiselle Douceur au milieu de n’importe quelle foule. Comme deux aimants qui s’attirent. Monsieur Grand Méchant Loup était le réfrigérateur et Mademoiselle Douceur était le petit aimant « Florida loves Oranges » collé sur la porte. 

Ma mère a invité Eli Redmond dans notre voiture. »

Page 153 :« Je sais que le coeur empathique de ma mère s’est embrasé quand il a commencé à tirer. 

Ma mère savait qu’il avait traversé les Etats-Unis en stop, de la Californie jusqu’à la Floride, pour savoir si l’amour existait en Amérique.

A l’intérieur de son corps, ma mère était capable de voir des trains électriques, des bonbons d’Halloween et des pistolets en plastique, et même une carabine à air comprimé pour tuer les oiseaux.

Elle sentait les coups de soleil sur ses épaules.

Ma mère savait que ce jeune homme avait juste besoin d’amour. Il avait besoin qu’une fille le prenne par la main et l’attire dans son lit. 

L’amour n’existait pas en Amérique. 

Ma mère a marché vers le revolver qui tirait sur elle, comme si elle entrait dans la pluie d’un arroseur automatique, par un jour chaud de juillet, en Floride. Mouille-moi, mouille-moi, tue-moi, tue-moi, mouille-moi, tue-moi. »

« Balles perdues », Jennifer Clement, Flammarion, 20 €. Traduction de Patricia Reznikov. 

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