Rentrée littéraire
Jean Hatzfeld est de retour en cette rentrée littéraire ! Imaginez ma joie ! Jean Hatzfeld, que j’ai interviewé en décembre 2015, est un journaliste et écrivain que je suis depuis des années. Et que j’admire aussi beaucoup.
Ses écrits sur le génocide rwandais font autorité. Et constituent une partie de son oeuvre. Vous en retrouverez trace ici et là. Mais pas seulement.
Jean Hatzfeld, ancien journaliste sportif, ancien reporter de guerre pour Libération, et désormais romancier inspiré, a élargi la palette de ses univers littéraires. La preuve ici et là.
C’est aussi le cas pour « Deux mètres dix », publié ces jours derniers chez Gallimard. L’homme a plongé avec bonheur dans ses souvenirs de grand journaliste sportif pour imaginer ce nouvel opus, ancré dans notre histoire contemporaine. De la Guerre froide à nos jours.
L’histoire ? Elle nous parle de quatre personnages. Deux jeunes athlètes tout d’abord. Sue et Tatyana. La première est américaine, la seconde, kirghize, à l’époque partie intégrante du bloc soviétique. Les deux jeunes femmes vont s’affronter des années durant autour d’une discipline qui, à la fin des années 70 va sérieusement se transformer : le saut en hauteur. L’américain Dick Fosbury a, depuis la fin des années 60 et notamment les JO de Mexico en 1968, mis en exergue une nouvelle technique. Au fil du temps, les filles vont aussi s’y mettre. Et en faire un outil politique malgré elles, alors que le monde se divise en deux blocs.
Les deux jeunes femmes se sont croisées, affrontées sans se connaitre toutefois. Entre admiration et incompréhension. Plusieurs décennies après leurs dernières compétitions, elles se retrouvent au Kirghizistan. Un seul courrier a permis de faire revivre une amitié contrariée qui ne demandait qu’à croître.
A cette histoire s’en ajoute une seconde. Tragique. Elle concerne deux champions d’haltérophilie. L’un est américain, l’autre kirghize, comme Tatyana. Les deux colosses soulèvent la fonte des heures durant pour monter sur les podiums les plus prestigieux. Randy et Chabdan se sont affrontés. Sans trop se connaître. Une nuit, Chabdan disparaîtra, emporté par des hommes du KGB. Sa faute ? Avoir voulu défendre publiquement son identité.
Les Jeux olympiques de Moscou, en 1980 serviront de lieu de confrontation pour ces dieux du stade. Ceux de Los Angeles, quatre ans plus tard, aussi. Malgré le boycott. Sur les terrains, la politique n’est jamais loin.
Des années plus tard, Randy part avec sa femme sur les traces de ce champion éternel…
Au fil des pages, donc, deux histoires d’amitié et celles des corps mis à mal qui, jamais, ne ménagent leurs efforts. Chapitre après chapitre, c’est avec gourmandise que Jean Hatzfeld détaille les techniques, la gestuelle sportive qu’il aime tant. Puis le vieillissement des corps cabossés, le dopage aussi en filigrane, qui à l’heure de la retraite, continue parfois de faire souffrir.
Les dieux du stade, autrefois adulés et utilisés à des fins politiques, sont fatigués…
Extraits
Page 13 : « Le saut, ce printemps-là, occupe toutes ses pensées, et les enchante littéralement, ces derniers jours, car le week-end précédent elle a remporté les championnats universitaires américains. Elle a franchi 1,93 mètre, nouveau record américain. A dix-huit ans. Plus que ce titre, une vie nouvelle, d’autres stades, très loin. A quelques jours près, elle gagnait son billet pour Ankara, en Turquie, mais qu’importe, elle sera des prochains. D’ici là, elle aura progressé de trois ou quatre centimètres, peut-être cinq, donc pas loin du record du monde, lui prédit son coach, si elle accepte de reprendre à zéro la synchronisation de sa rotation dorsale. Elle va accepter. Elle n’a aucune raison de penser à une occasion manquée. Pas le moindre doute que ces filles qui vont sauter d’une minute à l’autre seront désormais ses rivales. Elle va les épier de près, faire preuve de ruse. »
Pages 66-67 : « Des voisins poussèrent le portail, les bras chargés de paniers. Bientôt l’herbe fut couverte de coupelles de biscuits, d’assiettes de ravioles, une odeur de beignets de mouton grillé imprégna l’air frais, on déboucha des jerricans de koumis et de vodka. On en était encore à parler des Jeux olympiques lorsque son père arriva d’une démarche droite, sa sacoche en bandoulière, son chapeau de feutre penché de côté. Il s’assit près de Tatyana, hocha la tête d’un air réjoui, se frotta les mains et vida un verre. Elle fut soulagée de retrouver la drôlerie d’autrefois sur son visage. Il mangea puis se leva et porta un toast à sa fille. »
Page 147 : « Sans surprise, Randy Wayne sort légèrement en tête de l’arraché, quatre hommes se tiennent dans un mouchoir pour disputer l’épaulé-jeté. Cette levée en deux temps racle le courage jusqu’au fond des tripes pour monter une barre plus lourde de soixante kilos à hauteur de poitrine ; ensuite une folle témérité, de l’inconscience, en tout cas une force puisée en des recoins insoupçonnés de l’être pour la propulser au-dessus de sa tête. A 240 kilos, l’Allemand de l’Est flanche, la barre à hauteur du ventre. Un instant plus tard se présente Vladimir Igunov, livide. Il a peur, non de la défaite, mais de l’humiliation. Ses automatismes le trahissent, placement approximatif des pieds, respiration à contretemps, il se désarticule dans un concert de rires, il s’affale sur les fesses. »
« Deux mètres dix », Jean Hatzfed, Gallimard, 18,50 €.