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PRILEPINELes valises sont prêtes ? A moins que vous ne soyez déjà en train de barboter… Pour certains, les vacances viennent de commencer. Pour d’autres, elles se préparent. Entre la crème scolaire, le maillot de bain et le tire-bouchon ( pour le rosé !) , il doit bien vous rester une petite place pour un livre, non ?

Poursuivons dans nos conseils de l’été. Après l’espagnole Milena Busquets, pourquoi ne pas filer bien plus à l’Est ? En suivant, par exemple, le russe Zakhar Prilepine.

Les lecteurs curieux habitués à parcourir mon blog savent que j’apprécie particulièrement cet auteur au parcours assez peu orthodoxe. Retrouvez ici mon post sur « Des chaussures pleines de vodka chaude »

et ici celui consacré à « Je viens de Russie ».

Bref, avec « Une fille nommée Aglaé », l’auteur et journaliste fait ce qu’il écrit de mieux, des nouvelles sur son pays à travers des thèmes qui lui sont chers : la figure du père, les rapports compliqués voire impossibles entre hommes et femmes, la confrontation des classes sociales, le temps qui passe…

Ici, ce sont sept histoires à travers la Russie profonde qui se laissent raconter. La langue est parfois crue, cinglante. Les mots fusent. Pas de demi-mesure ni de faux-semblant.

Ses sept nouvelles se présentent toutes comme des tableaux. Avec un fond très noir, l’alcool et la déveine en prime. Le fatalisme est la dérision sont de mise dans ces histoires qui se déroulent au coeur d’une campagne abandonnée et triste.

(Photo AFP)

(Photo AFP)

Fils d’un professeur et d’une infirmière russes, Zakhar Prilepine termine la faculté philologique (linguistique) de l’Université d’État de Nijni Novgorod. Il a été commandant dans le service des OMON (forces spéciales de police) et a pris part à des combats en Tchétchénie entre 1996 et 1999. Membre du parti national-bolchevique de Limonov  depuis 1996, il est l’un des intellectuels protestataires les plus célèbres de Russie. Il s’est fait connaître du grand public en 2004 avec son roman « Patologii », relatant sa guerre de Tchétchénie.Puis « San’kia », fiction sur le terrorisme, paru en 2006, lui a valu la célébrité.

 

Extraits

Page 34 : « Une fille nommée Aglaé »

« Dehors, il faisait froid, on était un 7 mars, le temps était dégueulasse.

Quand on cherche à arrêter un véhicule, il ne faut surtout pas gesticuler, sinon on pense que vous êtes saoul, et personne ne s’arrête.

J’ai trouvé un endroit entre les flaques d’eau, et j’ai levé la main.

Comme il n’y a pas du tout de travail dans cette ville, tout le monde a besoin de se faire un peu de fric, et c’est pour ça que le premier qui est passé a freiné tout de suite. Le deuxième a freiné aussi, mais trop tard.

- Quartier Nord, ai-je dit au chauffeur en me glissant sur le siège arrière.

Il n’a pas dit son prix, mais de toute façon, chez nous, c’est toujours cinquante roubles d’un bout à l’autre de la ville, on n’a donc pas à marchander. C’est là que je me suis rappelé que je n’avais pas d’argent sur moi ; et pire encore, que je n’en avais pas non plus chez moi. »

Pages 154-155 :  » L’interrogatoire »

« La dernière fois qu’ils avaient contrevenu à la loi, c’était sans doute un an auparavant, lorsque dans une compagnie de hasard quelqu’un avait proposé de faire tourner un joint – ils l’avaient fait tourner. Alekseï aimait fumer de l’herbe, mais n’en achetait, semble-t-il, jamais lui-même. Novikov, en revanche, y était indifférent – il avait cessé de boire de la vodka depuis un certain temps. Il se contentait d’un peu de bière, de vin, d’un petit verre de cognac…

Supposer qu’Alekseï pouvait avoir commis quelque chose dans ce genre était difficile à admettre : ils se téléphonaient presque chaque jour, Novikov connaissait tous ses revenus et ses dépenses, son cercle de connaissances ainsi que ses habitudes. Novikov avait beau chercher, il ne voyait dans la vie de son ami aucun recoin qui pût abriter un vice caché.

C’était un homme souriant, tendre, un peu désordonné, dénué de toute méchanceté. Il avait été pendant toute sa jeunesse passionné de photographie, et il lisait les livres que lui passait Novikov. Si on ne les lui avait pas donnés, il n’en aurait jamais eu connaissance. Mais il lisait toujours ce qu’on lui proposait, comprenait tout et s’en souvenait. Dans sa vie apparaissaient de temps en temps des filles, cependant, il s’en séparait toujours conformément  à son caractère  – d’une façon brouillonne, avec douceur, en souriant, sans faire de vagues. »

Page 301 : « L’ombre d’un nuage sur l’autre rive »

« – C’est quoi, la jalousie ? me demande-t-elle.

Je regarde, sans pouvoir détacher mes yeux, le curseur brillant de sa fermeture éclair, et parfois seulement, d’un coup d’oeil rapide, son ongle cassé.

– C’est quelque chose d’autre, dis-je avec difficulté.

– Dans ce cas, n’importe quelle qualité humaine chez un homme, et la même chez la femme, doit avoir des noms différents. Il n’y a aucune raison de désigner la jalousie masculine et la jalousie féminine par le même mot. La bêtise, la bassesse, la lâcheté et, je ne sais pas, moi, la trahison, doivent être considérées  comme des concepts différents selon que l’on est un homme ou une femme. Tu comprends ?

– Non.

– C’est simple. Ce qui est normal pour une femme vaudrait à un homme qu’on le tue.

– Et le contraire ?

Elle réfléchit.

– Non, répondit-elle fermement. Il faut tuer un homme pour tout. »

Mon avis

 Encore une virée réussie dans la Russie d’aujourd’hui. Ce que j’aime dans l’univers de Prilepine, c’est le mordant des situations, le contexte social toujours décortiqué et l’espoir toujours trop mince que cela change un peu. Pas super encourageant, me direz-vous ? Peut-être. La Russie contemporaine, quoi…

« Une fille nommée Aglaé », Zakhar Prilepine, Actes sud, 23€.

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