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Un auteur doit-il s’inspirer de la réalité ? Y plonger tout entier ou doit-il se contenter de la fiction ? Vaste question que pose le nouveau roman de Régis Jauffret, « Claustria« , un titre construit autour des mots Claustration et Austria ( Autriche, en anglais).

Un roman comme on en lit que très peu. Un roman monstre, un livre événement qui a marqué la rentrée littéraire de janvier, opposant une fois encore, les pro et les anti-Jauffret.

 

En 2010 déjà, l’auteur avait plongé dans l’affaire Stern pour en  écrire une libre évocation, avec  « Sévère« . Un roman qui a nourri la polémique, l’auteur ayant été, jusqu’à très récemment, poursuivi en justice par la famille du banquier suisse qui a finalement retiré sa plainte. Souvenez-vous :

Le 28 février 2005, Edouard Stern, banquier suisse, est assassiné par sa maîtresse, Cécile Brossard, lors d’ébats sadomasochistes. S’ensuivit un procès retentissant qui fouilla dans les détails les plus intimes la vie deux deux protagonistes.

Une nouvelle fois, Régis Jauffret, qui aime à plonger dans plume dans le réel dans ce qu’il a de plus glauque, s’est inspiré d’un fait-divers tragique. Sordide.

En avril 2008 en effet, la ville autrichienne d’Amstetten devient le centre du monde. Et pour cause. Pendant vingt-quatre ans, un homme a retenu sa fille contre son gré dans une cave aménagée sous la maison familiale. Là, il lui a fait sept enfants. L’un d’eux mourra. Et trois rejoindront la famille d’en-haut. A chaque fois, l’homme explique à sa femme qu’il vient de retrouver l’enfant sur le palier, laissé là par sa mère enrôlée depuis plusieurs années dans une secte. Des mensonges dont la mère s’est toujours contentés.

 

Elisabeth Fritzl a, des années durant, été le jouet sexuel de son père, Josef Fritzl. Au total, 8.516 jours passés dans le sous-sol, entre privations de soins, d’eau et d’électricité avec trois de ses enfants. A eux quatre, ils constituent « le petit peuple de la cave ».

Il a fallu que l’un d’eux, l’aînée, soit transporté à l’hôpital pour que la vérité éclate enfin. Comment un homme peut-il en arriver à une telle monstruosité ?

Josef Fritzl

 

 

Josef Fritzl,  – le personnage du livre porte d’ailleurs ce prénom et ce nom –, a été  condamné en mars 2009 par la justice autrichienne à la prison à vie et à l’internement psychiatrique pour séquestration, viols, meurtre.

A l’époque, les médias se sont emparés de cette affaire extraordinaire pour le coup. Lire ici, par exemple, un article du Nouvel Obs, daté du 23 juin 2008.

Reste ce roman. Puissant. Pour l’écrire, l’auteur s’est rendu sur place. A puisé dans la réalité du dossier et dans celle du procès expédié en trois jours pour écrire cette terrible histoire à laquelle il a ajouté de la fiction. Car, comme il l’explique dans cette vidéo Régis Jauffret : lecture de Claustria par laregledujeu, la fiction fait partie de son métier, de sa fonction.

Du fait-divers, Régis Jauffret réinvente le mythe de la caverne. Là, sous la maison, une mère et ses enfants ne découvriront la réalité du monde qu’à travers un poste de télévision.

Si Fritzl a gardé son nom, c’est le seul. Dans « Claustria« , Elisabeth se prénomme Angelika. Tous les autres prénoms ont également été modifiés.

Au fil du roman, des allers et retours entre l’enfance d’Angelika, la jeunesse de son père, les jours horribles passés dans la cave, l’enquête menée par Jauffret, celle de la police, le relation établie entre Fritzl et son avocat Gretel, et la sortie des survivants s’enchaînent. Tissant une trame dans laquelle on se laisse prendre. Jusqu’à la fin.

Josef Fritzl, ingénieur en béton, est ainsi décrit comme un violeur impénitent, un fils indigne ( il a laissé mourir sa mère) et un mari violent.  Son rôle de père, il s’en charge à coups de gifles et d’humiliation.

Page 70, Régis Jauffret, qui se met en scène, vient de découvrir des photos en rapport avec l’affaire Fritzl : « – J’arrive à m’imaginer assassiné, mutile, torturé. Je n’arrive pas à m’imaginer vingt-quatre années dans un trou. Essayez, vous n’y arriverez pas non plus. Vous parviendrez à une semaine, peut-être à quatre. La nuit suivante, vous aurez peur de vous endormir. Si parfois le sommeil était une trappe. »

Page 118 : « C’etait en 1994, la veille de Noël. Elle était enceinte de cinq mois des jumeaux. Fritzl n’était pas réapparu depuis qu’il avait remonté Sophie, le troisième enfant de l’inceste. La cave connaissait la famine depuis plusieurs jours. […] Il lui restait du Théralène, elle en distribuait matin et soir une cuillerée aux enfants. Ils dormaient vingt heures par jour. Entre les sommes, ils étaient trop abrutis pour ressentir la faim. »

Dès l’âge de 11-12 ans, Angelika est violée par son père. Sa mère reste silencieuse et aveugle. « Le petit peuple de la cave » n’aura jamais aucune réalité pour elle. Elle élève les enfants de sa fille, – le savait-elle quand même ? L’auteur en est persuadé –, comme elle a élevé les siens. Sans amour ni tendresse. Et dans la crainte du patriarche, toujours.

Page 228 : « Angelika vivrait là en ermite. Elle ne verrait jamais que lui. Les hormones la tracassant, elle serait bien obligée d’éprouver du désir pour lui. Un inceste naturel, remontant jusqu’à l’origine biblique de l’humanité. Les enfants d’Adam et Eve s’accouplant à tire-larigot dans le louable but de propager l’espèce. C’était la première fois que l’idée de fonder une famille avec Angelika avait germé dans son esprit. Une seconde famille plus sienne encore que la première car issue de l’union d’un géniteur et de la chair de sa chair. Une descendance sans une goutte de sang mêlé. »

Au final, « Claustria » est l’un des romans les plus puissants lus depuis longtemps ! L’histoire, quand elle faisait la Une des journaux et des télés était déjà incroyable en soi. La transposer dans un roman donne encore plus de poids à ce qu’elle veut nous dire d’un pays, d’une époque, d’une famille et d’un homme. 

Régis Jauffret signe là une oeuvre majeure. Son style irradie le roman. Un livre monstre comme je le disais d’emblée. A ne peut-être pas mettre entre toutes les mains.

« Claustria », de Régis Jauffret, Seuil, 21,90€.

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