Flux pour
Articles
Commentaires

9782021487855_1_m

Rentrée littéraire

Nous poursuivons notre virée à travers les romans de la rentrée. Et cette fois, nous partons pour l’Afrique et plus précisément encore le Sénégal et l’île de Gorée… que j’ai eu la chance d’arpenter en tous sens, en 2013. Avec La porte du voyage sans retour,  nous nous mettons dans les pas de Michel Adanson, un naturaliste du XVIIIe siècle, parti explorer ce pays pendant cinq ans, de 1749 à 1754. Il n’avait alors que 23 ans. Il sera le premier à rédiger une histoire naturelle du Sénégal. Le premier aussi à en rapporter des contes et des légendes. Un personnage original qui a fasciné l’écrivain David Diop.

Ce dernier, à partir du récit de voyage publié par ce scientifique atypique qui avait appris le wolof pour mieux comprendre son environnement et les gens qu’il rencontrait, a décidé d’imaginer un récit de voyage secret. Une histoire qu‘Aglaé, fille unique de Michel Adanson découvrira après son décès de son père, qui avait tout savamment préparé. Une histoire de tiroirs. De quoi renforcer encore cette relation père-fille entretenue de manière atypique par les deux personnages jusqu’après la mort. L’héritage est ainsi transmis.

C’est dans cette Porte du voyage sans retour, surnom que l’on donne à l’île de Gorée d’où sont partis des millions d’Africains pendant la traite de Noirs débarque Michel Adanson. Nous sommes en 1750, dans une concession française pour étudier la flore locale.

Botaniste, il caresse le rêve d’établir une encyclopédie universelle du vivant (il aspirait à intégrer l’Académie royale des sciences de Paris), en un siècle où l’heure est aux Lumières. Lorsqu’il a vent de l’histoire de Maram, une jeune Africaine promise à l’esclavage et qui serait parvenue à s’évader, trouvant refuge quelque part aux confins de la terre sénégalaise, son voyage et son destin basculent dans la quête obstinée de cette femme perdue qui a laissé derrière elle mille pistes et autant de légendes. L’amour naît entre les deux jeunes gens, empêché cependant. Le botaniste finira par oublier les traits de Maram et ses convictions contre l’esclavage, d’ailleurs. 

Outre la jeune femme, vendu par son oncle contre un simple fusil, il y a le personnage de Ndiak, qui accompagne Michel Adanson. Il a réellement existé.  Une jeune homme, fils d’un dignitaire, qui lui ouvre des portes et n’a de cesse de s’exprimer avec une grande sagesse.

Tous les ingrédients sont réunis pour faire de ce nouveau roman de David Diop, lauréat du Goncourt des Lycéens 2018 et de l’International Booker Prize 2021 pour son roman Frère d’âmeun régal de lecture.

Né à Paris en 1966, David Diop a grandi au Sénégal et est maître de conférences à l’Université de Pau.

Au final, un formidable roman d’aventure et d’amour. Captivant. Entre fiction et réalité.  J’ai adoré !

Extraits

Page 51 : « […] Pour lire ces feuillets, il aura fallu que tu aies accepté de garder mes pauvres meubles en héritage pour la seule raison qu’ils m’ont appartenu. Si tu me lis, c’est que tu auras recherché ma vie cachée et que tu l’auras trouvée, parce que tu tenais un peu à moi. S’aimer, c’est aussi partager le souvenir d’une histoire commune. Je n’ai que trop peu cherché à trouver les moments de la faire éclore alors que tu étais enfant puis jeune fille. Je te l’offre maintenant que tu es devenue une femme et que la mort m’aura dérobé à ton regard et à ton jugement. J’étais trop occupé à me fuir moi-même pour te consacrer du temps et désormais je le regrette. Mais peut-être que la rareté de nos souvenirs communs en fait le prix… Piètre consolation. « 

Page 143 : « Pendant que je réfléchissais, Maram avait repris son souffle. La nuit avait soudain envahi sa grande case. Au Sénégal, le crépuscule que nous connaissons en Europe n’existe pas :  le passage du jour à la nuit n’est pas lent comme sous nos latitudes, mais brutal. Maram ne fit rien pour nous donner de la lumière et je jugeai qu’elle avait raison. Ce qu’elle avait à me révéler, comme l’annonçait le début de son histoire, ne pouvait être raconté que dans une obscurité protectrice et non sous une lumière trop crue qui aurait rendue plus insoutenable encore l’affreux spectacle des plaies de son existence. »

Page 237  : « Je ne suis pas fier aujourd’hui de l’avouer, mais le temps effaçant peu à peu le beau visage de Maram de ma mémoire, j’ai fini par assimiler ma passion pour elle à une exaltation amoureuse inavouable, une folie de jeunesse sans conséquence. Mon ambition de savant était devenue si dévorante que je lui ai sacrifia Maram sans remords. Et, prisonnier de ma quête de reconnaissance et de gloire, institué par mes pais spécialiste de tout ce qui avait trait au Sénégal, j’ai publié une notice, destinée au Bureau des Colonies, sur les avantages du commerce des esclaves pour la Concession du Sénégal à Gorée. 

J’ai subodoré, j’ai argumenté, j’ai aligné des chiffres favorables à ce trafic infâme contre mes convictions désormais profondément cachées, enfouies dans mon âme. Abîmé dans l’étude des plantes, entraîné par une succession de petites compromissions alimentées par l’espoir de publier un jour mon Orbe universel dont j’attendais la gloire j’ai perdu de vue Maram, c’est-à-dire la réalité tangible de l’esclavage. » 

 La porte du voyage sans retour, David Diop , Seuil, 19€

Laisser un commentaire

*