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EN GUERRE Tout est-il donc figé ? Le déterminisme, la reproduction sociale sont-ils si forts qu’ils cloisonnent nos vies ? 

L’amour ou ce qui y ressemble ne peut-il pas dépasser le côté improbable de ces rencontres ? 

François Bégaudeau, dont je n’avais encore rien lu, tente d’y répondre dans un roman qui nous parle de nous, de vous et de notre époque si socialement précaire. 

Puisque la rencontre entre un prince et une bergère ne peut résulter que d’un accident, il en sera de même pour Romain Praisse et Louisa Makhloufi ! Le premier vit dans le centre de cette ville jamais nommée où il est fonctionnaire territorial tendance bobo. Louisa, elle, vit en périphérie. Avec Cristiano. Elle est manutentionnaire sur une plateforme Amazon, lui travaille dans une entreprise qui fabrique des pièces. Il est ouvrier. Mais l’entreprise vit ses derniers moments.

Au chômage, Cristiano, qui n’a pas la force de rebondir de Louisa, sportive accomplie, se laisse couler. Louisa le sent, s’en lasse. Et lors d’une soirée entre copines, rencontre Romain. Rencontre improbable… qui se transforme. Qui les transforme ?

Si le sexe transcende les classes, qu’en est-il de l’amour dans ce qu’il a de plus profond ? Au fil des pages, François Bégaudeau, dont on sait le regard et la plume incisifs, nous peint une implacable réalité sociale. Une guerre, sociale, à laquelle chacun des personnages se livre avec les moyens de sa classe.

Romain et Louisa ne parlent pas de la même manière. N’ont pas les mêmes intérêts ni les objectifs identiques.

C’est incisif, mais cela je l’ai déjà dit. C’est drôle aussi. L’écriture de Bégaudeau est dense, pleine. Vive.

Une chouette découverte, malgré les constats. Malgré le bilan. Entre gris clair et gris foncé.

François Bégaudeau parle ici de son roman :

Extraits

 Pages 12-13 : « Louisa Makhloufi et Romain Praisse demeureraient-ils encore cent ans dans cette ville que la probabilité qu’ils se croisent, s’avisent et s’entreprennent resterait à peu près nulle. En sorte que si l’une des 87 caméras de surveillance installées en 2004 par les techniciens d’un prestataire privé de la mairie les voit se croiser, s’aviser, s’entreprendre, ce sera qu’au prix d’un dérèglement des trajectoires lié à une conjonction hasardeuse de faits nécessaires. »

Page 183 : « Sophie Lafargue a coché une par une les cases de cette résignation, de cette sagesse. Ni plus ni moins qu’un autre, elle a protesté, défié les serveurs, obtempéré en grognant, obtempéré en silence, s’est adaptée, s’est félicitée. Au fil des mois la loi a reprogrammé son système sensoriel. Lui a appris à aimer l’air limpide des cafés dont elle aimait tant la brume grise dans les films de Sautet et maintenant quand elle retombe dessus elle souffre pour Vincent, François, Paul et les autres noyés dans ce nuage cancérigène. Et les plateaux de télé enfumés des années 80 ne lui inspirent plus la nostalgie d’une époque qui savait vivre, mais une sorte d’effroi rétrospectif. »

Page 278 : « En somme il aura beaucoup contesté les lois sans jamais y contrevenir. Il est un légaliste objectif, sentant qu’il a plus intérêt à respecter la loi qu’à la transgresser ; que, si inique lui paraisse-t-elle, elle lui profite. Elle profite sans doute davantage aux encore mieux nés, habiles en outre à s’engouffrer dans les vides juridiques ou à profiter des largesses de l’administration fiscale, mais à lui elle assurera jusqu’au bout un toit et des loisirs suffisants, aussi vrai qu’elle lui épargne et lui épargnera, sauf accident, sauf dérèglement général et alors le souhaite-t-il vraiment ?, le froid, la faim, les maladies qui dégénèrent à défaut de soins.

La société dont il conteste les fondements lui fournir des avoirs, même maigres, et une situation, même peu gratifiée. Ainsi doté, on ne saute pas dans le vide. Un jour, vers leurs débuts, le projet formulé par Louisa de sauter à l’élastique l’avait laissé dubitatif. Risquer de tout perdre pour un frisson de trois secondes, quelle folie. Elle avait dit : perdre quoi ? »

« En guerre », François Bégaudeau, Verticales, 20 euros.

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