Une femme, un paysage. Et une histoire qui vous oblige à vous plonger tout entier dans la complexité de l’âme. Pascal Quignard , l’auteur de « Tous les matins du monde » ou de « Villa Amalia« , entre autres romans, a signé à la rentrée littéraire de septembre dernier un roman fort. Et troublant. Il s’agit des « Solidarités mystérieuses« .
L’histoire ? C’est celle de Claire, née Marie-Claire. En 2007, cette traductrice parisienne décide de retourner sur les traces de son enfance, en Bretagne. En Ile-et-Vilaine, au bord de la mer, cette célibataire au coeur pris depuis l’enfance, elle retrouve ses anciennes copines mais aussi Madame Ladon, son ancienne professeur de piano… qui veut l’adopter.
Au fil des pages, ce sont successivement Claire, son frère Paul, mais aussi Jean, l’amoureux (et prêtre) de Paul, Juliette, l’une des filles que Claire a abandonné il y a très longtemps déjà, Noëlle, Fabienne, Catherine et les autres, ses anciennes amies retrouvées, sans oublier le père Calève, son voisin… qui prennent la parole et racontent l’histoire de cette femme qui marche. Inlassablement. Dans la lande, sur le bord de mer. Elle marche des heures durant. Ressasse ses amours fanées, ses retrouvailles magnifiques et douloureuses à la fois avec Simon, son ami, son amour, devenu pharmacien, maire de la commune et… marié.
Qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il vente ou qu’il fasse soleil, Claire marche. Une façon d’oublier. de fuir. Mais comment arriver à oublier la mort de son père et de sa petite soeur, Léna, dans un accident de la route dont elle et son frère Paul sortiront indemnes. Comment oublier, deux jours plus tard, le suicide de leur mère qui avait annoncé à leur père sa volonté de le quitter ? Comment grandir avec ce petit frère, Paul, qu’elle ne retrouve que l’été et quelques week-ends quand il sort de son pensionnat pour orphelins tandis qu’elle vit chez l’étouffante tante Guite ?
Claire fait avec tout ça. Et appelle régulièrement son frère au secours. Et Paul vient. Le courtier en céréales, homosexuel, va d’ailleurs s’installer avec sa soeur dans cette ancienne ferme dont Madame Ladon a fait don à Claire.
Au fil des pages, c’est cette relation soeur-frère, si unique, si étrange, que décrit Pascal Quignard. Une solidarité qui s’exerce sans jugement, sans contrepartie. Pas sans questionnement.
Celle aussi, tout aussi mystérieuse qui unit Claire à ce territoire que l’auteur nous décrit dans les moindres détails. Et enfin, celle qui lie Claire à Simon. Jusque dans la mort.
Page 108 : « Elle a vendu la petite villa très chic qu’elle possédait à Versailles. Elle en a retiré plus d’argent qu’elle n’en avait besoin pour vivre. Il faut dire que son nouveau mode de vie en Bretagne requérait extrêmement peu d’argent. Elle passait son temps à faire des marches à pied. Elle était toujours dehors. Pas un livre. Pas un disque. Pas un journal. Pas un magazine. Jamais de viande rouge ni d’épicerie de luxe. Presque pas de vêtements. Beaucoup de Camel, de Chesterfield sans filtre, de Peter Stuyvesant, de Rothmans bleues, beaucoup de vin, beaucoup de légumes, beaucoup d’huile d’olive […] Telle était ma soeur. Plus elle vieillisait et moins je la comprenais. Plus elle vivait dehors, en plein air, au-dessus de la mer, et plus elle était facile à vivre. »
Page 111 : « […] Je veux dire par là que ma soeur n’a jamais été “amoureuse” de Simon Quelen. On ne peut même pas dire qu’elle ait eu des “sentiments” pour Simon Quelen. Je pense qu’elle ne l’étreignit pas beaucoup plus que quelques fois durant toute sa vie mais elle l’aima plus de soixante ans. Ce fut un lien absolu. Elle l’épia chaque jour durant les dernières années de sa vie. Elle le contempla chaque jour jusqu’à sa mort terrible. Elle assista à cette mort – et elle en fut même, je crois, terriblement heureuse. »
Et son frère, Paul, de poursuivre, page 138 : « Tant qu’il vécut, elle souffrit. Je n’aurais jamais pu croire qu’on puisse souffrir aussi continûment et aussi longtemps. Quand il fut mort, elle fut heureuse. Miraculeusement, si je puis dire, la souffrance s’en est allée quand la présence du corps de celui qu’elle aimait s’en est allée elle aussi. En tout cas, sa souffrance s’arrêta quand elle se transforma en deuil. C’était presque merveilleux de la voir triste, simplement triste, après tant d’années de souffrance. Le corps est incroyablement solide. »
Bref, une histoire forte que résume bien Jean, prêtre, compagnon de Paul, page 185 : « […] J’aimais Paul et j’admirais le couple que le frère et la soeur formaient. J’étais émerveillé devant la solidité du lien qui les unissait. Rien de ce que l’un ou l’autre pouvait faire n’était capable d’altérer l’affection qu’ils se portaient. Rien de ce qu’ils avaient pu connaître au cours de leurs métiers, mariages, démissions, divorces, ni le frère ni la soeur ne voulaient l’examiner. Et surtout, en aucun cas ils n’auraient voulu le juger. Ce n’était pas de l’amour, le sentiment qui régnait entre eux deux. Ce n’était pas non plus une espèce de pardon automatique. C’était une solidarité mystérieuse.[…] De l’autre, ils acceptaient tout, même ce qu’ils ne comprenaient pas. »
Au fil des mois, des saisons et de ses tourments intérieurs, Claire va marcher toujours plus. Même avant que le soleil ne se lève. Jean, toujours, s’interroge. Page 194 : « Marcher fraie quelque chose dans le lieu, fore quelque chose dans le temps. Elle parlait à voix basse dans les ajoncs. La soeur de Paul passait pour un peu folle. A la vérité elle méditait. Je pense que la soeur aînée de l’homme que j’aimais cherchait à comprendre quelque chose qui était tout à fait inaccessible à son frère ».
Au final, voilà un livre fort, sensible et qui nous en dit long sur la relation qui, parfois, lie un frère et une soeur. Le style est élégant, vif. Les descriptions, nombreuses ( voire trop diront certains!) font du décor l’un des personnages principaux et incontournables de ce roman. A lire.
« Les solidarités mystérieuses », de Pascal Quignard, Gallimard, 18,50€.