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« C’est un livre qui parle des gueux, de simples gens, de pauvres gens, de douleurs, de misère…  » En octobre dernier c’est par ces mots notamment que l’auteur et journaliste Sorj Chalandon décrivait son dernier livre « Retour à Killybegs » à notre consoeur de La Nouvelle République, Mariella Esvant. Un roman qui se veut le dernier de l’auteur à propos de l’Irlande du Nord. Plus question d’écrire sur le sujet.

  « J’ai fermé la tombe de mon ami Denis », explique l’auteur dans la vidéo présente ici.

  « Retour à Killybegs » n’est pas la suite de « Mon traître« , publié en 2008 et désormais disponible en livre de poche mais  » un écho« . Cette fois, c’est le traitre qui parle, celui qui, vingt ans durant, a travaillé en sous-marin pour la police britannique et les services secrets.

Dans « Mon traître« , Sorj Chalandon se glissait dans la peau d’Antoine, le luthier parisien qui découvrait l’Irlande du Nord et la lutte. Antoine, c’était Chalandon. Le journaliste, – il a travaillé pendant plus de trente ans à Libération –,  et l’homme qui, des années durant, a couvert l’actualité irlandaise.  » C’était un livre réel« , explique le journaliste au Canard Enchaîné qui a finalement appris que son ami Denis Donaldson avait trahi sa patrie, ses frères d’armes et ses idéaux. C’était en 2005.

 

Denis Donaldson, l'ancien ami de Sorj Chalandon qui a inspiré le roman

A la sortie de « Mon traître« , il se rend cependant compte qu’il n’est pas allé au bout de la démarche. Qu’il manque quelque chose. « Il me manquait la vie et la parole du traître« , explique-t-il encore dans la vidéo. Alors, il se plonge dans l’écriture de « Retour à Killybegs« . Pas une suite, ni un tome 2. Avec la volonté cependant de proposer au public « de suivre » l’auteur dans la trahison  » et d’en prendre sa part« .

Le livre a reçu à l’automne le Grand prix du Roman de l’Académie française.

Là, nous suivons donc le personnage de Tyrone Meehan. De sa naissance à sa mort. De son mariage à la naissance de son fils. De son ascension à sa chute. A la différence du véritable « héros », Denis Donaldson, assassiné quatre mois seulement après avoir avoué sa trahison à 55 ans, Tyrone Meehan vivra plus vieux. Mais tout aussi seul. Sorj Chalandon le dit tout net : « Tout le socle est vérité même s’il y a des parties romancées« .

Là, dans le nord du sud de l’Irlande, à Killybegs, vit la famille Meehan. Avec Patraig, le père révolté qui a appartenu à l’Armée républicaine irlandaise, sa femme et ses trop nombreux enfants qu’il faut nourrir. Patraig meurt  des « cailloux plein les poches » (page 22). A Tyrone et ses frères de reprendre le flambeau. Jusqu’au bout. Rapidement, il faudra quitter Killybegs, s’installer chez un oncle puis rejoindre Belfast. Les germes de la lutte s’installent. Tyrone en sera. Tout comme son frère Séanna. Pour un temps seulement.

Page 59 : « L’IRA. Ce n’était plus trois lettres noires, bavées sur notre mur à la peinture haineuse. Ce n’était plus une condamnation entendue à la radio. […] C’était la chair de mon père, sa vie entière, sa mémoire et sa légende. C’était sa douleur, sa défaite, l’armée vaincue de notre pays. Jamais je n’avais entendu ces trois lettres prononcées par d’autres lèvres que les siennes. […] L’IRA. Soudain, je l’ai vue partout. […] Je l’ai sentie en moi. En moi, Tyrone Meehan, seize ans, fils de Patraig et de la terre d’Irlande. Chassé de mon village par la misère, banni de mon quartier par l’ennemi. L’IRA, moi. »

Premières missions, premières arrestations aussi. Premiers séjours en prison. Chalandon plonge son lecteur dans le quotidien d’un activiste de la nébuleuse IRA tandis que de l’autre côté de la Manche, la Deuxième Guerre mondiale fait rage. Et puis un jour, c’est le drame. En août 1969, Tyrone Meehan tue accidentellement son ami, son modèle, Danny Finley. Il ne dira rien mais ses ennemis de toujours ont là de quoi le faire chanter, le soumettre à la trahison. Tyrone passe pour un héros. C’est un salaud. Magnifique.

Page 139 : « Lorsque je me suis avancé au micro, j’ai été applaudi. Longuement, comme on remercie. J’ai tué Danny. Je tremblais. Je n’ai plus cessé de trembler depuis ce jour. »

Sheila sa femme, ses amis, ses compagnons… tous s’accrochent à la version. Tyrone Meehan aurait pu vieillir avec.

Au fil du roman, l’auteur alterne entre les épisodes héroïques de Tyrone Meehan et son exil obligé, dans la maison de son père, sa trahison avouée et sa fierté écrabouillée. Un vis-à-vis chronologique qui vous oblige à suivre l’homme jusqu’au plus profond de son âme et à retracer l’histoire irlandaise contemporaine.

En 1979, Tyrone Meehan, alors à l’état-major de l’IRA, est emprisonné pour quinze mois. Depuis trois ans déjà, ces hommes ne sont plus considérés comme des prisonniers politiques. De quoi mettre le feu à la prison de Long Kesh.

Page 154 : « Lorsque je suis entré au bloc H4 du camp, le jeudi 1er novembre 1979, cela faisait trois ans que trois cents camarades étaient nus dans leurs couvertures et vivaient dans leur merde« .

C’est à sa sortie qu’il est approché par les services de police britanniques. Et contraint à travailler pour eux, qui savent la vérité sur la mort de Danny.

Page 218 : « […] Je ne forçais pas. Je ne provoquais rien. je laissais venir. Je me disais qu’accepter la trahison leur suffirait peut-être. J’étais un agent à leurs yeux. Mais je n’avais pas trahi. Pas encore. Je n’avais rien dit, rien fait, dénoncé personne. Juste cette conversation parisienne qu’ils prenaient pour un pacte. J’ai eu une pensée folle. J’ai espéré que tout s’arrêterait là. Qu’ils ne me demanderaient rien, jamais.  »

Peine perdue, évidemment. Tyrone Meehan finira même par se prendre au jeu. Se rassurer comme il peut.

Page 273 : « […] J’avais laissé le salaud du côté de Falls Road. A Paris, je ne trahissais pas, j’instruisais. Je faisais un travail utile, militant, fondamental, probablement historique. »

Et puis l’Histoire est en marche. Le dessous des cartes change. Tyrone Meehan est lâché. Arrêté, interrogé. Obligé à l’exil. Avant d’être abattu quelques temps plus tard dans la maison de son père, à Killybegs.

Un livre fort, puissant. Formidablement écrit. Et qui m’a donné envie de plonger dans « Mon traître« . Vite !

« Retour à Killybegs », de Sorj Chalandon, Grasset, 20€.

« Mon traître », Le livre de poche, 6€.

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