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Rentrée littéraire

POLICE COUV Poursuivons notre plongée dans les titres de la rentrée littéraire. Loin des choix prémâchés et des incontournables que l’on peut facilement contourner (pour peu qu’on décide de ne pas se laisser guider par les critiques et le mainstream), voici un roman profondément ancré dans notre époque, dans nos questionnements.

Avec « Police », Hugo Boris – un auteur que je ne connaissais signe après « Le baiser sur la nuque », « La délégation norvégienne », « Je n’ai pas dansé depuis longtemps » et « Trois grands fauves », un cinquième roman puissant, rythmé, haletant.

Une nuit d’été, caniculaire, un équipage de police secours doit remplir une mission inhabituelle : conduire Asomidin Tohirov,  un jeune Tadjik, à l’aéroport, afin condamné  à mort dans son pays.   » Ce dernier a dénoncé des enlèvements de travailleurs au Tadjikistan, des pratiques de travail forcé sur des chantiers de construction en Russie. Il en a d’abord été victime. Il s’est fait enlever, on l’a envoyé travailler sur des chantiers, mais il a réussi à s’évader, à rentrer » (page 45).

Le temps du trajet, Virginie, Aristide et Erik, trois policiers en tenue habitués à toutes sortes de missions bien différentes de celle-ci, vont devoir faire un choix.

De quoi faire exploser leurs certitudes. Leur rapport à l’autorité, à la liberté. A la mort. Dans l’habitacle, dans ce huis clos, des destins se jouent.

Virginie, mariée et maman, vit une histoire adultérine avec Aristide dont elle enceinte, elle doit d’ailleurs avorter le lendemain ; Aristide, grande gueule, se rend compte de l’inanité de sa vie ; Erik, lui, le plus gradé, le plus âgé, comprend  qu’il a beaucoup trop donné à son travail pour ne pas le regretter aujourd’hui. Et lui aussi se met à douter du bien-fondé de cette mission.

Emprisonnés dans leurs propres questionnements, le temps d’un trajet de Paris à Roissy dans une voiture de police qui fixe le huis-clos, ils se retrouvent face à un dilemme. Doivent-ils obéir ?

Loin des interrogations de la police judiciaire par exemple, voilà une tranche de vie trop peu décrite et écrite dans la littérature contemporaine. Les gardiens de la paix se décrivent souvent comme des « couteaux suisses », confrontés à tout ce que la société peut avoir de moins ragoûtant.

Et nous, qu’aurions-nous fait dans cette même voiture ?

Hugo Boris parle ici de la manière dont il a construit son roman, dès 2010

 

Extraits

Pages 59-60 : « […] Passe encore d’être des tâcherons aux mille besognes qu’on appelle au bout du bout quand l’école n’y arrive plus, que les assistantes sociales baissent les bras, que les gardiens d’immeuble pètent les plombs. Passe d’être les couteaux suisses de l’ordre républicain, de supporter la hiérarchie et ses chefaillons en tous genres quand la tâche n’est rien de moins que de labourer la mer. Passe de ne pas chanter en travaillant, de se prendre de plein fouet, sans filtre, tous les problèmes dans lesquels se débat ce pauvre monde, d’essuyer des jets de petits pois congelés, d’oeufs pourris, de piles électriques, de boules de pétanque. Passe les travaux de peinture d’un commissariat à l’autre, passe d’avoir honte de son métier, passe de le cacher ) ses voisins et aux parents de la crèche. Mais ce soir, c’est trop pour elle. Cette nuit, dans ce véhicule, à hauteur de Nogent-sur-Marne, la situation n’est pas franche. La mort s’est assise entre eux dans cette voiture. La mort avec fouet à chiens. La mort qui pue. »

Pages 112-113 : « […] En service, il n’était déjà plus étanche d’une intervention à l’autre, désormais incapable de remettre les compteurs à zéro. Après trois heures d’insultes, il ne savait plus écouter patiemment la vieille dame suivante sans lui faire payer les injures dont elle ignorait tout. Après l’interpellation d’un mari violent qui frappait sa femme devant ses gosses, recueillir sans trembler une plainte pour vol d’enjoliveurs. Il avait quinze ans de fond. Quinze ans qu’il enterrait ses désirs, que la vie lui passait à côté. Quinze ans qu’il préparait vaguement sa mutation, son retour en Bretagne, épuisé comme une sentinelle qu’on a oublié de relever. Il s’était laissé mécaniser, abîmer par le métier, ne donnait plus aux gens que de la technique. Il commençait à tirer sur la bête. Au point que ses cheveux avaient blanchi précocement. Il n’avait plus de couleur à la bouche. Quand il regardait maintenant son visage dans la glace, ses cicatrices d’acné mal soignées, il voyait un homme triste. »

Pages 125 -126 : « Virginie risque un oeil pour vérifier encore. Leur prisonnier est debout devant la portière, à l’endroit exact où elle l’a laissé, tétanisé devant le mur serré des arbres. Pourquoi laisse-t-il échapper une si belle occasion ? Ça n’a pas de sens. Ce ne sont pas les troncs sombrement dressés, les taillis griffus qui l’arrêtent. Elle admet à contrecoeur ce que son intelligence refuse de voir depuis tout à l’heure. Son regard, cet effroi qu’elle a senti au fond de sa poitrine quand elle lui a fait vider la voiture… La police qui te libère, après qu »on a décidé de te renvoyer dans ton pays, alors qu’on n’a pas cru à ton histoire, ça n’existe pas dans son champ des possibles. Virginie lui a ouvert la porte pour mieux le perdre. Ils vont l’abattre d’une balle dans la nuque. Ils cherchent un prétexte, ont été mandatés pour une opération de basse police. Il suppure de peur, certain qu’ils l’ont conduit jusqu’ici pour une corvée de bois.S’il s’élance entre les arbres, ils vont lui éclater le crâne à coups de crosse et l’enterrer sur place. Voilà ce qu’il se dit, enfermé dans son silence. Il ne se doute pas qu’ils tentent de l’aider. Il ne peut pas deviner que la police tadjike et la police française ne sont pas la même cantine ».

« Police », de Hugo Boris, Grasset, 17,50€.

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