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Rentrée littéraire

LANGAGE OK

Parmi les romans qui ont déjà fait parler d’eux bien avant leur sortie, voici le nouvel opus de Laurent Binet, « La septième fonction du langage », ou comment partir d’un simple faits divers pour imaginer un drôle de thriller assez foutraque impliquant des personnages ayant existé et/ou toujours vivants…

L’histoire ? C’est celle de Roland Barthes et du mystère qui entoure sa mort. Laurent Binet part en effet du postulat que Roland Barthes n’est pas mort après avoir été renversé par une camionnette devant le Collège de France.

Non, le 25 février 1980, le célèbre sémiologue et écrivain, a bien été percuté… mais volontairement. Un assassinat donc. Et pour cause.

Ce jour-là, Roland Barthes transportait, en effet, un manuscrit inédit de Jackobson un document sur la septième fonction du langage, une fonction qui permet de convaincre n’importe qui de n’importe quoi.

Qui pouvait en avoir besoin ? A quel prix la septième fonction du langage pouvait-elle intéresser quelqu’un ? Laurent Binet s’empare de l’Histoire, la tord et en fait un roman dense. Et détonant.

Roland Barthes

Roland Barthes

 

Autant de questions auxquels le commissaire Jacques Bayard et le jeune sémiologue Simon Herzog vont tenter de répondre en enquêtant parmi le milieu intellectuel français, à Paris, aux Etats-Unis et en Italie.  Sur leurs chemins, de drôles d’histoires, des querelles sémantiques, des meurtres et les règles cruelles du Logos club, une société secrète dans laquelle la joute oratoire peut être très douloureuse.

Du bureau de François Mitterrand à une gare qui explose, d’un campus américain à une chambre d’hôpital, voilà un surprenant road-movie auquel nous convie Laurent Binet.

Mais le parcours n’est pas si simple : les références littéraires, les figures rencontrées au fil des pages (Sollers, Derrida, Foucault, Giscard d’Estaing, Umberto Eco, Deleuze, BHL…)  oblige à une véritable gymnastique intellectuelle. Et offre une galerie de portraits assez fine. L’auteur a d’ailleurs beaucoup travaillé les (véritables) citations de ces derniers pour les mettre dans la bouche de ses personnages.

En 2010, Laurent Binet a publié « HHhH », qui a obtenu le Prix Goncourt du Premier roman et a été traduit dans près de quarante pays. « La Septième fonction du langage » est son deuxième roman, fruit de cinq ans de travail.

Ici, Laurent Binet raconte la génèse de son nouveau roman

 

 Extraits

Page 161 :« Difficile d’imaginer ce que pense Kristeva de Sollers en 1980. Que son dandysme histrionique, son libertinage so French, sa vantardise pathologique, son style de pamphlétaire ado et sa culture épate-bourgeois aient pu séduire la petite Bulgare fraîchement débarquée d’Europe orientale, dans les années 60, admettons. Quinze ans plus tard, on pourrait supposer qu’elle est moins sous le charme, mais qui sait ? Ce qui semble évident, c’est que leur association est solide, qu’elle a parfaitement fonctionné dès le début et qu’elle fonctionne encore : une équipe soudée où les rôles sont bien répartis. A lui l’esbroufe, les mondanités et le n’importe quoi clownesque. A elle le charme slave vénéneux, glacial, structuraliste, les arcanes du monde universitaire, la gestion des mandarins, les aspects techniques, institutionnels et, comme il se doit, bureaucratiques de leur ascension. (Lui ne sait pas “remplir un CCP”, dit la légende.) A eux deux, déjà, une machine de guerre politique en marche vers ce qui sera, au siècle suivant, l’apothéose d’une carrière exemplaire : lorsque Kristeva acceptera de recevoir la Légion d’honneur des mains de Nicolas Sarkozy, Sollers, présent à la cérémonie, n’oubliera pas de se moquer du Président qui prononce “Barthès” au lieu de “Barthes”. »

Page 305 :« […] Il entend Bayard s’interroger à haute voix, ou peut-être est-ce à lui qu’il adresse la parole : “Admettons que la septième fonction du langage soit bien cette fonction performative. Elle permet à celui qui la maîtrise de convaincre n’importe qui en n’importe quelle circonstance, d’accord. Apparemment, le document tient sur une feuille, mettons recto verso, écrit petit. Comment le mode d’emploi d’un truc aussi puissant pourrait-il tenir en si peu de place ? N’importe quel manuel technique, pour un lave-vaisselle ou une télé ou pour ma 504 fait plusieurs pages”.

Simon grince des dents. Oui, c’est difficile à concevoir. Non, il n’ a pas d’explication. S’il avait ne serait-ce que la plus minime intuition de ce qui est contenu dans ce document, il se serait déjà fait élire président et il aurait couché avec toutes les femmes. »

Pages 346-347 : « Dehors, sur la pelouse du campus, il retrouve les jeunes amis de Kristeva qui n’ont pas bougé depuis trois jours, semble-t-il, à en juger par les cadavres de bouteilles et de paquets de chips qui jonchent l’herbe autour d’eux. A leur invitation, il s’assoit avec eux, se fait offrir une bière et accepte avec reconnaissance le joint qu’on lui tend. Simon sait qu’il est hors de danger (si jamais danger il y a eu – est-il bien certain d’avoir vu le coupe-papier ?) mais il ne sent pas le niveau d’angoisse baisser dans sa poitrine. Il y a autre chose.

A Bologne, il couche avec Bianca dans un amphithéâtre du XVIIe et il échappe à un attentat à la bombe. Ici, il manque de se faire poignarder dans une bibliothèque de nuit par un philosophe du langage et il assiste à une scène de levrette plus ou moins mythologique sur une photocopieuse. Il a rencontré Giscard à l’Elysée, a croisé Foucault dans un sauna gay, a participé à une poursuite en voiture à l’issue de laquelle il a été victime d’une tentative d’assassinat, a vu un homme en tuer un autre avec un parapluie empoisonné, a découvert une société secrète où on coupe les doigts des perdants, a traversé l’Atlantique pour récupérer un mystérieux document. Il a vécu en quelques mois plus d’événements extraordinaires qu’il n’aurait pensé en vivre durant toute son existence. Simon sait reconnaître du romanesque quand il en rencontre. Il repense aux surnuméraires d’Umberto Eco. Il tire sur le joint. »

Plusieurs niveaux de lecture, donc, pour ce roman étonnant et foutraque. De quoi en apprendre de belles sur les moeurs des années 80 et sur le pouvoir des mots.

« La septième fonction du langage », Laurent Binet, Grasset, 22€

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